Nausicaa, Rose Ausländer et Ai Weiwei: „Wo ist die Revolution“? (« Où est la révolution ? »)

Nausikaa

Schilf und Zikadensilber

Schnuppen die Blaubucht entlang

Der Wandrer erwacht

Zersplitterte Sterne im Blick

Nausikaas Antlitz aus Tau

taucht auf

und spiegelt sich doppelt

in seinen Pupillen

Ihr Haar löst sich

von den Strähnen der Meteore

strömt nieder und schwemmt

die Jahrzehnte weg

Ihre Hand voll Muscheln und Meerschaum

lässt alles fallen

Sie sammelt das Meer

Gestirn und Gestade

und setzt sie zusammen

Sie sammelt den Fremden

Zelle um Zelle

und setzt ihn zusammen

Sie färbt die Erde

mit Nausikaa-Atem

hängt das Amulett

um Odysseus‘ Hals

und führt ihn zum Vater

im neugeschliffenen Weltall

Nausicaa

Le roseau et l’argent des cigales

Respirations le long de la baie bleue

Le randonneur s’éveille

des étoiles éparpillées dans le regard

Le visage tout en rosée de Nausicaa

émerge

et se reflète doublement

dans les pupilles du promeneur

Sa chevelure se détache

des écheveaux des météores

vogue vers les grands fonds et nage

le long des décennies

Sa main pleine de coquillages et d’écume de mer

laisse tout choir

Elle recueille la mer

les constellations et les rives

et les rassemble

Elle recueille l’étranger

cellule après cellule

et en fait un tout

Elle colorie la terre

avec le souffle de Nausicaa

accroche l’amulette

au cou d’Ulysse

et le conduit vers le père

dans l’univers remodelé

Rose Ausländer, de „Blinder Sommer“ (traduction Sabine Aussenac)

Ces quelques jours passés à Düsseldorf en compagnie de Rose sont aussi l’occasion d’accompagner mon fils dans la découverte de la région de son futur Master (il a obtenu une bourse Erasmus) et de voir quelques musées…

Je connaissais Ai Weiwei seulement de nom et de réputation…  Plonger dans les dédales des deux musées jumeaux de Düsseldorf, le K20 et le K21, pour appréhender les ouvres monumentales et/ou ciselées de l’artiste, a été une révélation. Et c’est avec émotion que je vous livre les images glanées lors de cette visite autour de l’exposition « Où est la révolution ? »…

https://www.art-in-duesseldorf.de/exhibitions/ai-weiwei.html

Comment ne pas voir le parallèle entre sa longue histoire personnelle et les aléas de cette vie abimée par une dictature avec l’existence de Rose Ausländer, malmenée par les barbaries du nazisme et par sa survie si douloureuse dans le ghetto ?

Ainsi, le K21 nous propose S.A.C.R.E.D, une série montée de 2011 à 2013 composée de six étranges caisses en fer qui peuvent au départ sembler minimalistes, simples enveloppes ressemblant à des contenairs rouillés ; mais en s’approchant, et en montant de petites marches, le spectateur se faisant presque voyeur ébahi va découvrir, via de minuscules ouvertures vitrées, toute une scénographie d’un réalisme extrême reproduisant des scènes d’emprisonnement.

Ces saynettes rappellent l’arrestation, le 3 avril 2011, de l’artiste, et miment donc le regard d’un surveillant de prison sur les moments du terrible quotidien d’un prisonnier politique. Comment, pour moi, ne pas penser à la jeune Rose, rentrée des États-Unis où elle aurait pu librement demeurer, perdant d’ailleurs la nationalité américaine du fait de son séjour à nouveau hors des USA,  pour revenir en Bucovine, aux côtés de sa mère, et croupissant ensuite durant de longues années dans le ghetto de Czernowitz, en partie cachée dans une cave…

Damit kein Licht uns liebe

Sie kamen

mit scharfen Fahnen und Pistolen

schossen alle Sterne und den Mond ab

damit kein Licht uns bliebe

damit kein Licht uns liebe

Da begruben wir die Sonne

Es war eine unendliche Sonnenfinsternis

Pour qu’aucune lumière ne nous aime

Ils sont venus

portant drapeaux acérés et pistolets

ont abattu toutes les étoiles et la lune

pour qu’aucune lumière ne nous reste

pour qu’aucune lumière ne nous aime

Alors nous avons enterré le soleil

Ce fut une éclipse sans fin

(in « Blinder Sommer » / Été aveugle)

C’est ainsi que le visiteur devenu maton d’un jour plonge son regard aveugle dans les caisses où des personnages miment le vécu d’un prisonnier et de des gardiens, chaque lettre du titre S.A.C.R.E.D nommant une caisse et faisant référence à un moment de ce vécu immobile et sordide.

Le « S » représente le « Supper », la pitance, le « A » « Accusers » et fait allusion aux scènes d’interrogatoire, le « C » rappelle le « Cleansing » et la toilette surveillée, le « R » le « Ritual », le rituel du prisonnier faisant les cent pas dans sa « cage » comme la panthère de Rilke, le « E » valant pour « Entropy » et dépeignant le prisonnier dans les aléas d’un sommeil agité, et enfin le « D » le « Doubt », montrant crûment le moment humiliant des besoins quotidiens sur les toilettes, toujours sous surveillance, et en voyant cette dernière scène j’ai repensé au terrible récit d’une rescapée de la Shoah venue témoigner dans un lycée auscitain et racontant l’épreuve des latrines…

Comment ne pas penser, toujours et encore, à la Shoah et aux interminables listes de morts et disparus égrenées chaque année lors de commémorations au Mémorial de la shoah ou à Yad Vashem, en parcourant, au K20, la liste des 5219 écoliers ensevelis et tués lors du tremblement de terre dans la province du Sichuan le 12 mai 2008…

Certes, ce que Ai Weiwei a mis en mots en inscrivant leurs noms et dates de vie et de mort sur une tapisserie géante tire son origine d’une catastrophe naturelle ; mais c’est bien l’incurie des hommes, la négligence et la corruption du gouvernement chinois et des bâtisseurs qui furent la cause du nombre incalculable de jeunes victimes. En effet, de graves manquements à la sécurité ont provoqué ce drame, et l’hommage de l’artiste à tous ces jeunes inconnus se veut remémoration et accusation, en miroir de son œuvre Straight, construite entre 2008 et 2012, dans laquelle plus de 160 tonnes de barres d’armature en acier, parfaitement alignées dans 142 caisses ressemblant à des cercueils, barres provenant toutes des décombres où périrent en tout 70 000 personnes…

En parcourant les différentes salles, une émotion submerge le visiteur, avec cette évidence de l’Universel qui si souvent vient percuter l’individu, le briser, lui, fétu de paille malmené par les dictatures ou les colères de la terre, et c’est bien la voie et la voix de l’art que de dénoncer malversations, injustices et brisures…

Certes, le poing levé d’Ai Weiwei et ses doigts d’honneur devant différents monuments du monde peuvent sembler bien loin des murmures poétiques de Rose Ausländer, qui jamais ne « s’engagea » réellement politiquement, tout en thématisant tant de fois la césure de la Shoah… Mais jamais le lecteur ne se trouve non plus dans la mouvance parnassienne de l’art pour l’art, tant les passerelles vers le monde et les hommes, leurs souffrances et leurs malheurs, sont nombreuses…

Bien sûr, je suis quelque peu « formatée » par mon voyage autour de la vie de Rose…Mais encore une fois, en laissant mon regard divaguer, dans le K21, au gré de l’œuvre Laudromat, (Laverie ou Pressing), et en voyant sur les 40 portants les 2046 vêtements accrochés sagement sur leurs cintres, je pense encore et toujours aux vestiges du quotidien laissés par les détenus des camps de la mort…

Ces innombrables pièces de tissus ont été rassemblées par Ai Weiwei et ses collaborateurs après le démantèlement du camp de réfugiés d’Idomeni, en Grèce, en 2016.

https://www.lexpress.fr/actualite/monde/europe/video-grece-des-milliers-de-refugies-evacues-du-camp-d-idomeni_1795225.html

Les habits furent rapportés dans l’atelier berlinois de l’artiste et soigneusement lavés, repassés, réparés, avant d’être présentés sur ces cintres, et chaque morceau de coton, de nylon, de soie ou de laine ramène le visiteur à une vie bien concrète, à la femme, à l’homme, à l’adolescent ou à l’enfant qui a porté ces vêtements depuis l’enfer d’une dictature ou d’une guerre jusqu’aux côtes agitées de l’Europe, en passant par ces rafiots de fortune perdus en Méditerranée où tant de Migrants périssent encore chaque jour…

Ai Weiwei, en s’inspirant de la démarche artistique de Marcel Duchamp et du « ready-made » qui consiste à priver un objet de sa fonction utilitaire en l’exploitant différemment, a élaboré une sorte de ready made inversé, redonnant ses lettres de noblesse à un vêtement perdu…

La monumentale tapisserie nommée Idomeni offre, elle, les visages de centaines de personnes rencontrées par Ai Weiwei et filmées avec un IPhone, un travail qui s’est poursuivi dans 23 pays au fil desquels l’artiste a pris des centaines de photos autour de la condition de ces réfugiés, qui sont à voir sur une autre tapisserie murale.

Die Fremden

Eisenbahnen bringen die Fremden

die aussteigen und sich ratlos umsehn.

In ihren Augen schwimmen

ängstliche Fische.

Les étrangers

Des chemins de fer amènent les étrangers

qui descendent et regardent autour d’eux.

Dans leurs yeux

nagent des poissons apeurés.

Rose Ausländer (traduction Sabine Aussenac)

Et c’est un gigantesque bateau en bambou et en sisal, œuvre nommée Life cycle, qui se dresse non loin des murs exposant ces photos, thématisant encore l’exil et l’errance, exposant de fantomatiques silhouettes de 110 passagers que le spectateur ne peut relier à une époque précise, puisque cette évocation fait appel à toutes les périodes de l’histoire humaine hélas si fertile en migrations forcées, depuis la fuite du peuple hébreu jusqu’aux nomadismes imposés par notre actualité.

Ai Weiwei fait se côtoyer les figures astrologiques chinoises, ces animaux symbolisant le cycle de la vie et de la mort, et des pharaons égyptiens pouvant faire référence au royaume des défunts, et ainsi ce bateau pneumatique schématisé renvoie au mythe des vaisseaux fantômes, rappelant aussi les récits de l’Odyssée d’Homère…

Tote Freunde

klagen dich an

du hast sie überlebt

des amis défunts

t’accusent

tu leur as survécu…

Rose Ausländer, Œuvres complètes, IV, p 182

Je fais lentement le tour de ce navire, lisant attentivement des citations inscrites sous la poupe et la proue, dont les mots évoquent les dangers et les aléas de ces exils, pensant bien sûr aux naufragés de mon cher Exodus… C’est bien le livre de Leon Uris, relatant l’épopée tragique de ses passagers, que mon grand-père allemand, qui avait fait le Front de l’Est, m’avait offert l’année de mes treize ans, avant que je ne plonge à mon tour dans l’histoire tourmentée de mes ancêtres… Cet Exodus dont j’ai bien des fois admiré la plaque commémorative à Sète… Et je songe aussi aux transatlantiques empruntés par notre Rose lors de ses allers-retours entre l’Europe et son exil…

L’artiste thématise aussi l’épopée homérienne dans une nouvelle tapisserie murale nommée justement Odyssée et qui mélange à nouveau les errances anciennes et modernes, variant à l’infini ces six thématiques de la guerre, des ruines, de la traversée des mers, des camps de réfugiés et de manifestations afin de jeter des passerelles entre l’Antiquité et les contemporanéités…

Ainsi, les représentations en épures noires et blanches dont le graphisme renvoie à des bas-reliefs de l’Antiquité égyptienne, grecque ou romaine font écho aux clichés où l’artiste s’est photographié devant des monuments emblématiques du monde entier en faisant un doigt d’honneur aux responsables politiques, dénonçant leur inertie face aux crises migratoires actuelles.

Le poème de Rose, Nausicaa, me revient en mémoire… Ναυσικάα / Nausikáa, la radieuse princesse presque épouse d’Ulysse, dont nous apprenions l’histoire en cours de grec…

http://iliadeodyssee.texte.free.fr/aatexte/rossignol/nausica/nausicaa.htm

Les vaisseaux, les guerres, les exils, et au milieu de ces errances les destinées, les amours, les bonheurs, malgré les horreurs… Les 40 images de cette œuvre nommée Study of perspective se superposent aux dessins néo-antiques et évoquent l’inexorable Fatum qui broie, depuis des millénaires, les « petits » malmenés par les « grands »…

Enfin, et c’est sans doute, avec les vêtements des Migrants, ce que j’ai trouvé de plus marquant dans cette monumentale démonstration d’art engagé, le visiteur peut admirer des vases chinois dont la porcelaine aux bleus sombres dépeint, encore et toujours, ces thèmes de l’exil et de la guerre ; ces pièces que l’artiste a fait fabriquer selon les techniques de l’ancienne dynastie des Ming dans la province du Jiangxi, berceau de la production de porcelaine chinoise, nous bouleversent en juxtaposant les savoir-faire millénaires et la beauté de ces blancs immaculés alliés aux bleus outremarins avec les tourments des Migrants de toutes les époques…

Voilà ce qui m’a émue en découvrant cette incroyable exposition : l’universalité de l’art lorsqu’il se met au service de l’Humain.

Et c’est aussi ce qui frappe les lecteurs de Rose Ausländer, cette empathie de la poétesse avec la condition humaine, alliée à sa force de résilience, celle-là même qui permet l’espérance par-delà les horreurs…

…das Wasser brüderlich fremd

schwemmt weg die Trümmer deines Traums

das Wasser dein

Bruder im Exil

…l’eau fraternellement étrangère

emporte en ses flux les ruines de ton rêve

l’eau ton

frère en exil

Rose Ausländer, de Bruder im Exil, „Blinder Sommer“ (traduction Sabine Aussenac)

Il faudrait vous parler de bien d’autres éléments encore qui émaillent les expositions au K20 et au K21 de Düsseldorf, depuis les 60 millions de graines de tournesols de porcelaine, peintes à la main jusqu’aux innombrables clichés de l’artiste dissident confronté au régime qui le poursuivait, mais peut-être aurez-vous l’occasion de découvrir tout cela en allant à sa rencontre…

https://www.aiweiwei.com/#

http://www.kunstsammlung.de/ai-weiwei.html

Gemeinsam, ensemble…

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Rose et son frère Max Scherzer à Paris, en 1939

Merci, danke, todah pour toutes ces nouvelles « mentions j’aime » sur notre page Facebook!!

Rose et moi en sommes touchées!!


« Gemeinsam », « Ensemble »

Vergesset nicht
Freunde
wir reisen gemeinsam

besteigen Berge
pflücken Himbeeren
lassen uns tragen
von den vier Winden

Vergesset nicht
es ist unsre
gemeinsame Welt
die ungeteilte
ach die geteilte

die uns aufblühen läßt
die uns vernichtet
diese zerrissene
ungeteilte Erde
auf der wir
gemeinsam reisen

N’oubliez pas
amis
nous voyageons ensemble

gravissons les montagnes
cueillons des framboises
nous laissons porter
par les quatre vents

N’oubliez pas
c’est notre
terre commune
l’indivisible
ah si divisée

qui nous fait fleurir
qui nous détruit
cette terre déchirée
indivisible
sur laquelle nous
voyageons ensemble

D’un brûlant sommeil…

« Aus einem heißen Schlaf

bin ich erwacht »

(“D’un brûlant sommeil

me suis éveillée”)

Que dirais-tu, petite Rose, si tu t’éveillais en ce beau mois de juin de l’an 2019?  Peut-être vaut-il mieux que tu sois partie en ce trois janvier 1988 -le jour de mon anniversaire…

Car que dirais-tu, toi qui avais vécu le ghetto, la Shoah, l’exil, en voyant ces portraits de rescapés de l’Holocauste vandalisés encore et encore à Vienne, tailladés au couteau, recouverts de croix gammées trois fois déjà ? Jusqu’à devoir être veillés par des groupes de jeunes chargés de leur protection, dont un groupe de musulmans, superbe geste de partage…

https://www.parismatch.com/Actu/International/Des-portraits-de-rescapes-de-l-Holocauste-vandalises-a-Vienne-1626766

Que dirais-tu, Rose, en voyant ces attaques récentes contre des synagogues, qui d’ailleurs s’inscrivent en miroir des attaques contre des mosquées et des églises, comme si les croyants du monde entier se faisaient soudain la proie de fanatiques… ?

https://www.francetvinfo.fr/monde/usa/ce-qu-il-faut-savoir-de-l-attaque-d-une-synagogue-californienne-lors-de-la-paque-juive_3418931.html

« Im Umkreis

            meiner Liebe

            zum All

            bete ich

             Ich gehe auf

             und unter

             im Gebet . »

            (“ Entourée

            de mon amour

            pour l’Infini

            je prie

            Je m’élève

            et m’évanouis

            dans la prière.”)

Sans doute serais-tu horrifiée aussi devant la recrudescence d’actes antisémites en Allemagne… Cette Allemagne où tu avais pourtant choisi de vivre après la guerre et après ton exil américain… « Deutschland trägt Kippa », « l’Allemagne porte une kippa » : voilà l’appel que le gouvernement allemand a lancé aux citoyens du pays en ce samedi 1er juin en signe de solidarité avec la communauté juive, régulièrement visée par des attaques antisémites. On pouvait même découper une kippa dans le célèbre quotidien « Bild »…

La France n’est pas en reste… Quelle nausée, après le score aux élections européennes, en voyant le score de l’extrême-droite, et quelle abomination que de voir, depuis des années, les actes antisémites se multiplier dans l’Hexagone… Des portraits souillés de notre merveilleuse Simone Veil aux vieilles dames torturées et défenestrées, des enfants juifs tués à bout portant à Toulouse aux stèles vandalisées des cimetières, la peste brune est bien présente en France…

« Sie kamen

            mit scharfen Fahnen und Pistolen

            schossen alle Sterne und den Mond ab

            damit kein Licht uns bliebe

            damit kein Licht uns liebe

            Da begruben wir die Sonne

            Es war eine unendliche Sonnenfinsternis”

            (« Ils vinrent

            avec des drapeaux aiguisés et des pistolets

            exécutant toutes les étoiles et la lune

            afin qu’aucune lumière ne nous demeure

            afin qu’aucune lumière d’amour ne nous abreuve

            Alors nous fîmes sépulture au soleil

            Son éclipse devint éternité »)

Plus que jamais, il importe de rester debout, de dire non et de résister. Afin que l’éclipse de la Shoah jamais ne se reproduise.

Bon anniversaire, Rose!

La maison natale de Rose Ausländer à Czernowitz

https://www.swr.de/swr2/programm/sendungen/am-samstagnachmittag/gedichte-und-ihre-geschichte-ein-tag-im-exil-von-rose-auslaender/-/id=10710046/did=23987702/nid=10710046/1wcaewh/index.html

Die Familie 1905
La petite Rose, née Rosalie Scherzer, entre ses parents

Rose Ausländer est née le 11 mai 1901 en Bucovine, la patrie d’un autre grand poète juif de langue allemande, Paul Celan. Hasard ou coincidence, c’est aujourd’hui, le 11 mai 2019, que je commence ce blog autour de mon projet d’écriture et de voyage sur les traces de Rose…

À l’occasion de cet anniversaire, je poste donc un petit article qui avait été mis en ligne il y a quelques années sur le site du Printemps des Poètes. Et voilà, si les lecteurs souhaitent aller plus loin, le lien vers un mémoire que j’avais consacré à Rose en 2005:

http://www.sabineaussenac.com/cv/portfolios/document_rose-auslander-une-poetesse-juive-en-sursis-d-esperance

C’est un matin de 1995, à la bibliothèque du département d’Études Germaniques de l’université Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand, que je plongeais, par hasard ou par miracle, pour la première fois dans l’œuvre bouleversante de Rose Ausländer.

Le « Phénix de la Bucovine » était alors encore quasiment ignoré du monde universitaire français. Dans une Allemagne encore confrontée à ce « deuil impossible » de l’après-Shoah, la poétesse était essentiellement choyée et reconnue par la presse et le public, symbole de résilience, adulée pour sa survivance à la barbarie et pour son escapisme dans les arcanes d’une langue-refuge, aux accents de plus en plus célaniens. C’est donc bien autour de cette césure fondamentale du génocide et, par conséquent, autour de la problématique de la judaïté, que se noue le rapport passionné de Rose Ausländer et de son public allemand.

Elle est aujourd’hui enfin reconnue comme l’égale d’autres grandes poétesses juives de langue allemande, mais toujours ignorée du grand public français, et c’est dommage…

Lire Rose, c’est tout d’abord être aveuglé par l’empreinte de ce linceul lancinant de la Shoah, décryptant dans le suaire des mots, dans cet ossuaire testimonial, l’itinéraire ce cette « Juive errante qui n’eut qu’un seul espace, celui du verbe. Cependant, au fil de la découverte plus pointue de l’œuvre abondante de cette poétesse atypique, au gré de l’hétérogénéité de cette langue éclatée et polymorphe, allant de la célébration rilkéénne des débuts à l’indicible pneuma caractérisant les dernières productions poétiques, on en vient à comprendre le silence ausländerien, cette insoutenable légèreté de l’essence poétique d’une femme brisée, mais digne, d’une survivante chantant encore le lilas de l’enfance malgré « le lait noir de la mémoire ». C’est justement cet équilibre entre l’être et le néant, cette force de survivance qui sous-tend toute son œuvre : « Ecrire, c’était vivre. C’était survivre. »

L’anamnèse se fait naissance, la mimésis se muant en alliance fertile, comme en témoigne la présence symbolique de la thématique chromatique de l’arc-en-ciel. L’écriture devient pneuma, le verbe se fait vie. Rose Ausländer, poétesse juive en sursis d’espérance, plonge ses racines dans le terreau de la judaïté pour atteindre ces étoiles qui la guident envers et contre toutes les ténèbres.

La poésie devient Table de la Loi pour cette héritière vagabonde d’une Mitteleuropa perdue, pour celle qui, sans attache matérielle ou familiale aucune, ne posa ses valises que d’hôtel en hôtel, puis Mila, rite initiatique et rémanent intégrant l’individu au groupe social, à la tradition et au monde juif. La poésie, circoncision de l’âme, tel un acte d’allégeance qui permet un enracinement dans l’espérance et la confiance :

Ein Lied

erfinden

heißt

geborenwerden

und tapfer singen

von Geburt zu Geburt.

***

Inventer

un poème

signifie

être mis au monde

et courageusement chanter

d’une naissance à l’autre

Rose Ausländer, un jour, oubliera l’allemand. Elle mettra de longues années à recouvrer la vue et la parole, se réfugiant dans un exil linguistique anglais et /ou dans le silence, ne recommençant à fréquenter la langue de Goethe qu’en 1956, après ce deuil impossible de la Bucovine perdue, de la mère disparue, des 55000 juifs sacrifiés du ghetto de Czernowitz. Le souvenir des blasphèmes provoqués par la barbarie humaine taraude sa mémoire en mal de lumière :

Sie kamen

mit scharfen Fahnen und Pistolen

schossen alle Sterne und den Mond ab

damit kein Licht uns bliebe

damit kein Licht uns liebe

Da begruben wir die Sonne

Es war eine unendliche Sonnenfinsternis

***

Ils vinrent

avec des drapeaux aiguisés et des pistolets

exécutant toutes les étoiles et la lune

afin qu’aucune lumière ne nous demeure

afin qu’aucune lumière d’amour ne nous abreuve

Alors nous fîmes sépulture au soleil

Son éclipse devint éternité

Éternité d’une langue morte, de cette langue brune qui donnait l’ordre de mort, qui soudain ne pouvait plus exprimer les lilas de l’enfance ni les méandres du Pruth se confondant avec les circonvolutions de la Morariusgasse natale, éternité d’une rupture définitive entre l’être stellaire de la poétesse et le néant de la Shoah. La poétesse énucléée, mise au ban de toute vie, prononce vœu de silence et s’enferme dans un Carmel littéraire doloriste, incapable, de longues années durant, de jouer un autre rôle que celui de la petite fiancée de l’Amérique.

Pourtant, elle reviendra à la langue allemande, vers cette Ithaque retrouvée et délivrée. En plongeant au cœur même de la tourmente, en travaillant sur cette écriture qui la porte, en se colletant avec celle qui lui était devenue étrangère, elle dépassera l’orthorexie des écrits testimoniaux dédiés à l’holocauste pour atteindre l’humain, tout en transcendant les encorbellements parnassiens de sa jeunesse. Fidèle à son peuple à travers les liens vernaculaires qui l’unissent à son histoire, elle saura remodeler les mots, terre glaise d’une aube nouvelle dessinée à l’aulne de sa langue-souffle, inspirée par les césures célaniennes. Elle écrit « comme elle respire », avec la facilité d’une enfant chantonnant au soleil et la grâce d’une adolescente amoureuse, avec la majesté d’une femme libre et digne, grabataire décennale ne se départissant jamais de son humour. La vieille dame dialysée, qui produira l’ultime et magnifique recueil « Je compte les étoiles de mes mots, aimait à se moquer de la « poétesse aux perfusions ».

Ce sont là les trois accords de la valse ausländerienne, celle qui retentira entre la Mitteleuropa perdue et New York, de la Bucovine de l’enfance à Düsseldorf, avec ce rythme ternaire de louange, de doute et de résilience.

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Rose Ausländer, en 1922, avec son futur mari Ignaz Ausländer, aux Etats- Unis…

Schné Ensemble: « Schweigen II – Ich war ein Vogel » Lyrics by Rose Ausländer Music by Ingo Höricht Schné: Gesang Mariska Nijhof: Akkordeon und Gesang Matthias Schinkopf: Percussion Ingo Höricht: Gitarre Michael Berger: Piano David Jehn: Kontrabass StudioHire Tonstudio, Ottersberg Kamera 1: Jan Richter Kamera 2: Jasper Rother Kamera 3: Jannick Mayntz Audio Aufnahme und Mischung: Christian Mayntz Regie und Schnitt: Jannick Mayntz http://www.schne-ensemble.de

https://fr.wikipedia.org/wiki/Rose_Ausl%C3%A4nder

Avec la valise de soie: un voyage sur les traces de Rose Ausländer

J’ai pour projet d’écrire un roman autour de Rose Ausländer, à laquelle j’ai consacré un mémoire de DEA en 2005, un peu à la manière de la « Charlotte » de David Foenkinos ou de « Vivre ici est une splendeur », consacré à Paula Modersohn-Becker, de Marie Darrieussecq, une sorte de biographie mâtinée d’imaginaire et entrecoupée de mes propres traductions des poèmes de Rose.

En parallèle, j’ai imaginé la création d’un événement participatif en rédigeant une sorte de « journal de voyage », de Düsseldorf à Czernowitz (où je me rendrai dans un an), en passant par des lieux de mémoire juifs -Berlin, Vienne, où Rose a vécu, Prague, pour respirer l’air de la « Mitteleuropa », et en partageant sur « les réseaux sociaux » (Facebook, Twitter, Instagram) le récit et des photos et vidéos de ma quête, afin de sensibiliser aussi les jeunes publics à cette démarche, un peu à la manière de « Eva-stories » sur Instagram…

https://www.instagram.com/eva.stories/?hl=fr

Je diffuserai aussi le récit de mes diverses rencontres, puisque j’ai d’ores et déjà rendez-vous avec l’ami et éditeur de Rose Ausländer, l’infatigable Helmut Braun, et avec le musicien et créateur Jan Rohlfing, qui vient de consacrer un CD aux textes de la poétesse. J’explore actuellement d’autres pistes, afin de trouver des lieux de rencontre pour des lectures poétiques autour de ce projet et de mes propres textes à Düsseldorf, Berlin, Vienne et Prague, entre le 10 juillet et le 11 août 2019, et souhaite aussi pouvoir être reçue par les communautés juives des villes visitées. Toutes vos idées de contacts sont les bienvenues!!!

Le projet prend forme petit à petit, et, si vous le souhaitez, je compte sur vos partages nombreux pour le faire vivre, et pour donner de la crédibilité à cette démarche, qui s’inscrit aussi dans la perspective d’une création protéiforme européenne, mêlant histoire et actualité et nous sensibilisant, à la manière des « Stolpersteine » -pavés de mémoire-, au Devoir de mémoire, se voulant lutte concrète contre les populismes et les poisons de l’antisémitisme, mais aussi bien sûr défense vivante de la poésie et de la littérature.

Le point d’orgue de ce périple d’engagements littéraires participatif sera une exposition consacrée à ce projet dans un lieu culturel de la Ville Rose, qui complètera une ou plusieurs lectures et conférences autour de Rose Ausländer.

https://www.facebook.com/Avec-ma-valise-de-soie-un-voyage-sur-les-traces-de-Rose-Ausländer-2291365811082025/