Nausicaa, Rose Ausländer et Ai Weiwei: „Wo ist die Revolution“? (« Où est la révolution ? »)

Nausikaa

Schilf und Zikadensilber

Schnuppen die Blaubucht entlang

Der Wandrer erwacht

Zersplitterte Sterne im Blick

Nausikaas Antlitz aus Tau

taucht auf

und spiegelt sich doppelt

in seinen Pupillen

Ihr Haar löst sich

von den Strähnen der Meteore

strömt nieder und schwemmt

die Jahrzehnte weg

Ihre Hand voll Muscheln und Meerschaum

lässt alles fallen

Sie sammelt das Meer

Gestirn und Gestade

und setzt sie zusammen

Sie sammelt den Fremden

Zelle um Zelle

und setzt ihn zusammen

Sie färbt die Erde

mit Nausikaa-Atem

hängt das Amulett

um Odysseus‘ Hals

und führt ihn zum Vater

im neugeschliffenen Weltall

Nausicaa

Le roseau et l’argent des cigales

Respirations le long de la baie bleue

Le randonneur s’éveille

des étoiles éparpillées dans le regard

Le visage tout en rosée de Nausicaa

émerge

et se reflète doublement

dans les pupilles du promeneur

Sa chevelure se détache

des écheveaux des météores

vogue vers les grands fonds et nage

le long des décennies

Sa main pleine de coquillages et d’écume de mer

laisse tout choir

Elle recueille la mer

les constellations et les rives

et les rassemble

Elle recueille l’étranger

cellule après cellule

et en fait un tout

Elle colorie la terre

avec le souffle de Nausicaa

accroche l’amulette

au cou d’Ulysse

et le conduit vers le père

dans l’univers remodelé

Rose Ausländer, de „Blinder Sommer“ (traduction Sabine Aussenac)

Ces quelques jours passés à Düsseldorf en compagnie de Rose sont aussi l’occasion d’accompagner mon fils dans la découverte de la région de son futur Master (il a obtenu une bourse Erasmus) et de voir quelques musées…

Je connaissais Ai Weiwei seulement de nom et de réputation…  Plonger dans les dédales des deux musées jumeaux de Düsseldorf, le K20 et le K21, pour appréhender les ouvres monumentales et/ou ciselées de l’artiste, a été une révélation. Et c’est avec émotion que je vous livre les images glanées lors de cette visite autour de l’exposition « Où est la révolution ? »…

https://www.art-in-duesseldorf.de/exhibitions/ai-weiwei.html

Comment ne pas voir le parallèle entre sa longue histoire personnelle et les aléas de cette vie abimée par une dictature avec l’existence de Rose Ausländer, malmenée par les barbaries du nazisme et par sa survie si douloureuse dans le ghetto ?

Ainsi, le K21 nous propose S.A.C.R.E.D, une série montée de 2011 à 2013 composée de six étranges caisses en fer qui peuvent au départ sembler minimalistes, simples enveloppes ressemblant à des contenairs rouillés ; mais en s’approchant, et en montant de petites marches, le spectateur se faisant presque voyeur ébahi va découvrir, via de minuscules ouvertures vitrées, toute une scénographie d’un réalisme extrême reproduisant des scènes d’emprisonnement.

Ces saynettes rappellent l’arrestation, le 3 avril 2011, de l’artiste, et miment donc le regard d’un surveillant de prison sur les moments du terrible quotidien d’un prisonnier politique. Comment, pour moi, ne pas penser à la jeune Rose, rentrée des États-Unis où elle aurait pu librement demeurer, perdant d’ailleurs la nationalité américaine du fait de son séjour à nouveau hors des USA,  pour revenir en Bucovine, aux côtés de sa mère, et croupissant ensuite durant de longues années dans le ghetto de Czernowitz, en partie cachée dans une cave…

Damit kein Licht uns liebe

Sie kamen

mit scharfen Fahnen und Pistolen

schossen alle Sterne und den Mond ab

damit kein Licht uns bliebe

damit kein Licht uns liebe

Da begruben wir die Sonne

Es war eine unendliche Sonnenfinsternis

Pour qu’aucune lumière ne nous aime

Ils sont venus

portant drapeaux acérés et pistolets

ont abattu toutes les étoiles et la lune

pour qu’aucune lumière ne nous reste

pour qu’aucune lumière ne nous aime

Alors nous avons enterré le soleil

Ce fut une éclipse sans fin

(in « Blinder Sommer » / Été aveugle)

C’est ainsi que le visiteur devenu maton d’un jour plonge son regard aveugle dans les caisses où des personnages miment le vécu d’un prisonnier et de des gardiens, chaque lettre du titre S.A.C.R.E.D nommant une caisse et faisant référence à un moment de ce vécu immobile et sordide.

Le « S » représente le « Supper », la pitance, le « A » « Accusers » et fait allusion aux scènes d’interrogatoire, le « C » rappelle le « Cleansing » et la toilette surveillée, le « R » le « Ritual », le rituel du prisonnier faisant les cent pas dans sa « cage » comme la panthère de Rilke, le « E » valant pour « Entropy » et dépeignant le prisonnier dans les aléas d’un sommeil agité, et enfin le « D » le « Doubt », montrant crûment le moment humiliant des besoins quotidiens sur les toilettes, toujours sous surveillance, et en voyant cette dernière scène j’ai repensé au terrible récit d’une rescapée de la Shoah venue témoigner dans un lycée auscitain et racontant l’épreuve des latrines…

Comment ne pas penser, toujours et encore, à la Shoah et aux interminables listes de morts et disparus égrenées chaque année lors de commémorations au Mémorial de la shoah ou à Yad Vashem, en parcourant, au K20, la liste des 5219 écoliers ensevelis et tués lors du tremblement de terre dans la province du Sichuan le 12 mai 2008…

Certes, ce que Ai Weiwei a mis en mots en inscrivant leurs noms et dates de vie et de mort sur une tapisserie géante tire son origine d’une catastrophe naturelle ; mais c’est bien l’incurie des hommes, la négligence et la corruption du gouvernement chinois et des bâtisseurs qui furent la cause du nombre incalculable de jeunes victimes. En effet, de graves manquements à la sécurité ont provoqué ce drame, et l’hommage de l’artiste à tous ces jeunes inconnus se veut remémoration et accusation, en miroir de son œuvre Straight, construite entre 2008 et 2012, dans laquelle plus de 160 tonnes de barres d’armature en acier, parfaitement alignées dans 142 caisses ressemblant à des cercueils, barres provenant toutes des décombres où périrent en tout 70 000 personnes…

En parcourant les différentes salles, une émotion submerge le visiteur, avec cette évidence de l’Universel qui si souvent vient percuter l’individu, le briser, lui, fétu de paille malmené par les dictatures ou les colères de la terre, et c’est bien la voie et la voix de l’art que de dénoncer malversations, injustices et brisures…

Certes, le poing levé d’Ai Weiwei et ses doigts d’honneur devant différents monuments du monde peuvent sembler bien loin des murmures poétiques de Rose Ausländer, qui jamais ne « s’engagea » réellement politiquement, tout en thématisant tant de fois la césure de la Shoah… Mais jamais le lecteur ne se trouve non plus dans la mouvance parnassienne de l’art pour l’art, tant les passerelles vers le monde et les hommes, leurs souffrances et leurs malheurs, sont nombreuses…

Bien sûr, je suis quelque peu « formatée » par mon voyage autour de la vie de Rose…Mais encore une fois, en laissant mon regard divaguer, dans le K21, au gré de l’œuvre Laudromat, (Laverie ou Pressing), et en voyant sur les 40 portants les 2046 vêtements accrochés sagement sur leurs cintres, je pense encore et toujours aux vestiges du quotidien laissés par les détenus des camps de la mort…

Ces innombrables pièces de tissus ont été rassemblées par Ai Weiwei et ses collaborateurs après le démantèlement du camp de réfugiés d’Idomeni, en Grèce, en 2016.

https://www.lexpress.fr/actualite/monde/europe/video-grece-des-milliers-de-refugies-evacues-du-camp-d-idomeni_1795225.html

Les habits furent rapportés dans l’atelier berlinois de l’artiste et soigneusement lavés, repassés, réparés, avant d’être présentés sur ces cintres, et chaque morceau de coton, de nylon, de soie ou de laine ramène le visiteur à une vie bien concrète, à la femme, à l’homme, à l’adolescent ou à l’enfant qui a porté ces vêtements depuis l’enfer d’une dictature ou d’une guerre jusqu’aux côtes agitées de l’Europe, en passant par ces rafiots de fortune perdus en Méditerranée où tant de Migrants périssent encore chaque jour…

Ai Weiwei, en s’inspirant de la démarche artistique de Marcel Duchamp et du « ready-made » qui consiste à priver un objet de sa fonction utilitaire en l’exploitant différemment, a élaboré une sorte de ready made inversé, redonnant ses lettres de noblesse à un vêtement perdu…

La monumentale tapisserie nommée Idomeni offre, elle, les visages de centaines de personnes rencontrées par Ai Weiwei et filmées avec un IPhone, un travail qui s’est poursuivi dans 23 pays au fil desquels l’artiste a pris des centaines de photos autour de la condition de ces réfugiés, qui sont à voir sur une autre tapisserie murale.

Die Fremden

Eisenbahnen bringen die Fremden

die aussteigen und sich ratlos umsehn.

In ihren Augen schwimmen

ängstliche Fische.

Les étrangers

Des chemins de fer amènent les étrangers

qui descendent et regardent autour d’eux.

Dans leurs yeux

nagent des poissons apeurés.

Rose Ausländer (traduction Sabine Aussenac)

Et c’est un gigantesque bateau en bambou et en sisal, œuvre nommée Life cycle, qui se dresse non loin des murs exposant ces photos, thématisant encore l’exil et l’errance, exposant de fantomatiques silhouettes de 110 passagers que le spectateur ne peut relier à une époque précise, puisque cette évocation fait appel à toutes les périodes de l’histoire humaine hélas si fertile en migrations forcées, depuis la fuite du peuple hébreu jusqu’aux nomadismes imposés par notre actualité.

Ai Weiwei fait se côtoyer les figures astrologiques chinoises, ces animaux symbolisant le cycle de la vie et de la mort, et des pharaons égyptiens pouvant faire référence au royaume des défunts, et ainsi ce bateau pneumatique schématisé renvoie au mythe des vaisseaux fantômes, rappelant aussi les récits de l’Odyssée d’Homère…

Tote Freunde

klagen dich an

du hast sie überlebt

des amis défunts

t’accusent

tu leur as survécu…

Rose Ausländer, Œuvres complètes, IV, p 182

Je fais lentement le tour de ce navire, lisant attentivement des citations inscrites sous la poupe et la proue, dont les mots évoquent les dangers et les aléas de ces exils, pensant bien sûr aux naufragés de mon cher Exodus… C’est bien le livre de Leon Uris, relatant l’épopée tragique de ses passagers, que mon grand-père allemand, qui avait fait le Front de l’Est, m’avait offert l’année de mes treize ans, avant que je ne plonge à mon tour dans l’histoire tourmentée de mes ancêtres… Cet Exodus dont j’ai bien des fois admiré la plaque commémorative à Sète… Et je songe aussi aux transatlantiques empruntés par notre Rose lors de ses allers-retours entre l’Europe et son exil…

L’artiste thématise aussi l’épopée homérienne dans une nouvelle tapisserie murale nommée justement Odyssée et qui mélange à nouveau les errances anciennes et modernes, variant à l’infini ces six thématiques de la guerre, des ruines, de la traversée des mers, des camps de réfugiés et de manifestations afin de jeter des passerelles entre l’Antiquité et les contemporanéités…

Ainsi, les représentations en épures noires et blanches dont le graphisme renvoie à des bas-reliefs de l’Antiquité égyptienne, grecque ou romaine font écho aux clichés où l’artiste s’est photographié devant des monuments emblématiques du monde entier en faisant un doigt d’honneur aux responsables politiques, dénonçant leur inertie face aux crises migratoires actuelles.

Le poème de Rose, Nausicaa, me revient en mémoire… Ναυσικάα / Nausikáa, la radieuse princesse presque épouse d’Ulysse, dont nous apprenions l’histoire en cours de grec…

http://iliadeodyssee.texte.free.fr/aatexte/rossignol/nausica/nausicaa.htm

Les vaisseaux, les guerres, les exils, et au milieu de ces errances les destinées, les amours, les bonheurs, malgré les horreurs… Les 40 images de cette œuvre nommée Study of perspective se superposent aux dessins néo-antiques et évoquent l’inexorable Fatum qui broie, depuis des millénaires, les « petits » malmenés par les « grands »…

Enfin, et c’est sans doute, avec les vêtements des Migrants, ce que j’ai trouvé de plus marquant dans cette monumentale démonstration d’art engagé, le visiteur peut admirer des vases chinois dont la porcelaine aux bleus sombres dépeint, encore et toujours, ces thèmes de l’exil et de la guerre ; ces pièces que l’artiste a fait fabriquer selon les techniques de l’ancienne dynastie des Ming dans la province du Jiangxi, berceau de la production de porcelaine chinoise, nous bouleversent en juxtaposant les savoir-faire millénaires et la beauté de ces blancs immaculés alliés aux bleus outremarins avec les tourments des Migrants de toutes les époques…

Voilà ce qui m’a émue en découvrant cette incroyable exposition : l’universalité de l’art lorsqu’il se met au service de l’Humain.

Et c’est aussi ce qui frappe les lecteurs de Rose Ausländer, cette empathie de la poétesse avec la condition humaine, alliée à sa force de résilience, celle-là même qui permet l’espérance par-delà les horreurs…

…das Wasser brüderlich fremd

schwemmt weg die Trümmer deines Traums

das Wasser dein

Bruder im Exil

…l’eau fraternellement étrangère

emporte en ses flux les ruines de ton rêve

l’eau ton

frère en exil

Rose Ausländer, de Bruder im Exil, „Blinder Sommer“ (traduction Sabine Aussenac)

Il faudrait vous parler de bien d’autres éléments encore qui émaillent les expositions au K20 et au K21 de Düsseldorf, depuis les 60 millions de graines de tournesols de porcelaine, peintes à la main jusqu’aux innombrables clichés de l’artiste dissident confronté au régime qui le poursuivait, mais peut-être aurez-vous l’occasion de découvrir tout cela en allant à sa rencontre…

https://www.aiweiwei.com/#

http://www.kunstsammlung.de/ai-weiwei.html

Un rossignol à Düsseldorf…

Jetzt ist sie eine Nachtigall

Nacht um Nacht höre ich sie

im Garten meines schlaflosen Traumes…

**
Maintenant elle est un rossignol

Nuit après nuit je l’entends

dans le jardin de mon rêve dans sommeil…

Meine Nachtigall, mon rossignol

https://www.lyrikline.org/de/gedichte/meine-nachtigall-547

***

https://griot-verlag.de/rose-auslaender-wirf-deine-angst-in-die-luft.html

C’est autour d’un gâteau aux framboises et au müsli que Eva-Susanne Ruoff et Jan Rohlfing m’ont reçue le lendemain de mon arrivée à Düsseldorf, dans leur merveilleuse maison non loin de Ratingen, dont l’immense séjour accueille aussi des concerts privés.

La divine table…

La grande baie vitrée donne sur un parc centenaire, abritant saules et nénuphars. Avec bienveillance et une incroyable modestie, ce couple d’artistes à l’aura indéniable s’est donc confié au sujet du magnifique projet de “Wirf Deine Angst in die Luft”, (“Jette en l’air ta peur”) , qui a donné naissance, après deux années de préparation et de travail, à ce CD comprenant un “Hörbuch” – un livre-audio- et une plaquette; sortie en 2018, lors du vingtième anniversaire de la disparition de Rose Ausländer, cette production s’est hissée immédiatement en tête des ventes, jusqu’à devenir meilleure nouveauté de l’année 2018 avec le premier prix hr2/ARD et à être nominée pour le prix de la critique du disque en Allemagne, avant d’être hébergée, parallèlement à sa parution dans la maison d’édition Griot, par la “guilde Gutenberg”, un portail internet rassemblant l’essentiel de la littérature des pays de langue germanique.

https://www.buechergilde.de/detailansicht/items/wirf-deine-angst-in-die-luft_22646X.html

Oui, voilà notre Rose joyeusement célébrée outre-Rhin, grâce à la persévérance et au talent de Jan Rohlfing, un artiste passionné aux multiples casquettes, puisque ce Rhénan, bercé par le jazz et par les standards du rock des seventies, après avoir vécu plusieurs années à New York et LA, et après avoir fondé une école de batterie et son propre studio d’enregistrement, se partage entre ses compositions personnelles, son travail d’enseignant, des participations à des projets prestigieux et une vie de famille: sa compagne tout aussi talentueuse, violoncelliste et concertiste, a d’ailleurs aussi largement porté le projet Ausländer…

L’image contient peut-être : 2 personnes, personnes souriantes, personnes debout, arbre, plein air et nature
Susanne et Jan

La création de ce “Hörbuch” va d’ailleurs bien au-delà de la simple mise en musique des textes de Rose Ausländer, et c’est aussi ce qui transparaît à la fois lors des multiples concerts donné par l’orchestre de chambre portant le projet – composé de neuf musiciens – et dans le succès du CD; car on retrouve dans ce travail non seulement la modeste magnificence des textes de la poétesse, considérée en Allemagne comme l’une des voix majeures de la poésie du vingtième siècle, mais aussi tous ces thèmes d’une brûlante actualité que sont l’idée de la patrie, de l’identité et de la langue maternelle perdues, de l’exil, des réfugiés…

Verwundert

Wenn der Tisch nach Brot duftet

Erdbeeren der Wein Kristall

denkt an den Raum aus Rauch

Rauch ohne Gestalt

Noch nicht abgestreift

das Ghettokleid

sitzen wir um den duftenden Tisch

verwundert

daß wir hier sitzen

**

Émerveillés

Quand la table sent bon le pain

des fraises le vin un cristal

pensez à la pièce aux fumées

fumées sans visages

le vêtement rayé du ghetto 

pas encore ôté

nous sommes assis autour de la table parfumée

émerveillés

d’être assis ici

https://www.lyrikline.org/de/gedichte/verwundert-548

L’idée n’était pas cependant de composer uniquement autour de la Shoah, même si Rose Ausländer a bien évidemment fait partie des survivants de l’Holocauste et si cette thématique émerge souvent en filigrane de ses poèmes, car la réduire à cette césure de la Shoah ne rendrait pas hommage à l’immensité de son oeuvre si variée et protéiforme. C’est pourquoi le travail de Jan Rohlfing s’est articulé autour de toute la vie et de toute l’oeuvre de la poétesse, les 56 plages du CD, qui alternent entre voix et compositions musicales, balayant l’intégralité du parcours de Rose, de sa naissance à Czernowitz, en Bucowine, à sa fin de vie dans la maison de retraite Nelly Sachs à Düsseldorf.

Le Foyer Nelly Sachs en 2019

Au fil de notre entretien agréablement ponctué par les sourires des trois enfants du couple qui reviennent de l’école en ce dernier jour de classe, Jan insistera sur la connivence qui s’est peu à peu créée entre la poésie et la musique, une réelle symbiose étant nécessaire afin de mettre en valeur les mots de Rose, qu’ils parlent de l’innocence de l’enfance, des noirceurs de la Shoah ou de la pureté de l’amour. En sept chapitres ponctuant le parcours de celle que Celan nomma la “Rose de personne” (die Niemandsrose), c’est ainsi toute la richesse littéraire et humaine du paysage ausländerien qui se dévoile durant l’écoute de ce CD – ou des concerts -, la musique et les mots interagissant en chiasmes parfaits, donnant naissance à  un nouvel univers osmotique qui fait toute la particularité de cette oeuvre poético-musicale.

Jan m’explique que chaque texte a donné lieu à un travail intense, le lyrisme de Rose se faisant, après la rupture de l’exil et ses poèmes anglais, de plus en plus elliptique, et combien il fut difficile d’inventer des notes en harmonie avec ces vers si minimalistes. Il cherche les partitions afin de me montrer quelques exemples, et ce n’est pas sans émotion que je découvre la genèse de ce travail que j’avais déjà écouté avec bonheur depuis Toulouse.

Ce livre-audio, qui a d’ailleurs été commandé spécialement par la Rose Ausländer Gesellschaft, inspirée par le travail précédemment réalisé par la “diseuse”, lectrice et comédienne Alicia Fassel, en coopération avec Susanne Ruoff-Rohlfing et le musicien lui-même autour d’autres textes poétiques de Else Lasker-Schüler et d’autres auteurs, n’existerait pas sans la voix extraordinairement profonde d’Alicia, qui semble porter chaque poème au fil de tessitures différentes.
https://griot-verlag.de/assets/medien/hoerproben/Rose%20Auslaender%20Ich%20bin%20mit%20jedem%20Du%20verwandt.mp3

https://www.nurgutebuecher.de/Buecher/Hoerbuecher-und-Musik/Literatur-zum-Hoeren/Rose-Auslaender-Wirf-deine-Angst-in-die-Luft.html

(cliquer sur Hörprobe)
Alicia aime avant tout la musicalité propre à chaque poème de Rose. Et elle arrive à moduler ainsi les différentes variations de la vie et de l’oeuvre de notre poétesse, leurs deux voix rejoignant ainsi l’intime de la création et l’universel de la Shoah, tantôt chorégie rassemblant toute l’humanité, tantôt solo imprégné des unicités de Rose.

Chaque plage s’ouvre sur une lecture de texte, et le silence des pauses, si important pour que l’auditeur s’imprègne de l’anastomose entre lyrisme et musique, s’ouvre ensuite sur les compositions qui varient entre la profusion instrumentale de certains titres et le minimalisme d’autres plages plus épurées. Et l’on se sent transporté aux confins de la Mitteleuropa au rythme des accents yiddish rappelant des violons de Chagall, puis, dans le staccato new yorkais des cuivres et de la batterie, on plonge, au son des notes jazzy rappelant l’exil, dans l’humeur chaloupée de l’outre-atlantique avant de se recueillir dans l’atmosphère feutrée et mono instrumentale des textes tardifs de la poétesse, passant ainsi, au gré des arrangements de Jan Rohlfing, par les mille émotions procurées par cette vie d’artiste.

Pour naviguer entre les différentes parties des poésies orchestrées, ce tableau permet de s’orienter entre les textes:
https://www.discogs.com/fr/Rose-Ausl%C3%A4nder-Gelesen-Von-Alicia-Fassel-Mit-Originaleinspielungen-Von-Rose-Ausl%C3%A4nder-Und-Musik-Vo/release/12433050

C’est d’ailleurs la propre voix de Rose Ausländer qui ouvre et conclut ce parcours, puisque des enregistrements effectuées par son ami et éditeur Helmut Braun permettent d’entendre cette voix quelque peu rocailleuse, grave et aux “r” tendrement roulés, que je vous offre ici au gré d’un autre enregistrement, dans lequel elle lit justement Else Lasker Schüler:

Ainsi, Rose est présente, par ses textes, par sa voix, par ses silences, accompagnant la musique et l’auditeur, évanescente et pourtant si réelle encore de par la puissance de son message.

Le 27 janvier 2019, lors d’un concert donné par l’ensemble Jan Rohlfing dans la Maxhaus à Düsseldorf à l’occasion de la Journée internationale dédiée aux victimes de l’Holocauste, Herbert Rubinstein, un survivant né, comme Rose, à Czernowitz, fera sourire avec émotion l’assemblée en disant:

“Madame Ausländer a écouté le concert depuis le ciel et cela lui a beaucoup plu”… 
https://www.maxhaus.de/veranstaltungen/Rose-Auslaender-Wirf-deine-Angst-in-die-Luft…/

Jan Rohlfing me raconte cette anecdote en m’expliquant l’atmosphère spéciale qui règne lors des concerts, qu’ils soient donnés dans des lieux de mémoire ou dans l’intimité de la maison de Derendorf, en insistant sur la réception multiple de la poésie mise en musique par différents publics, puisque le vecteur instrumental permet un tout nouveau rapport au texte initial. Et les propres enfants du couple, qui baignent dans la poésie de Rose depuis plus de deux ans, offrent parfois des pépites amusantes à leurs parents, tel l’un d’entre eux qui, voyant le lilas en fleurs dans le jardin familial, s’exclama au printemps “Der Flieder duftet uns jung”… – le lilas nous parfume en enfance… !

Pourtant, durant cette cérémonie, alors même que des représentants des communautés juives et tsiganes faisaient mémoire, des croix gammées étaient taguées sur le bâtiment…

https://www.nrz.de/staedte/duesseldorf/verbandsschild-der-sinti-und-roma-mit-hakenkreuz-beschmiert-id216313603.html

Car les actes antisémites se multiplient outre-Rhin comme dans l’Hexagone et en Europe…

Voilà pourquoi je suis en route sur les traces de Rose, et voilà pourquoi les projets autour de son oeuvre font doublement sens, tant au niveau de son lyrisme que de l’engagement envers le devoir de mémoire…

Je vous invite à vous procurer le CD via les liens mis en parallèle avec le début de mon texte, et/ou à aller écouter Jan et son ensemble si vous êtes en Allemagne. Enfin, si ce petit texte arrive aux oreilles de l’Institut Goethe, de la Mairie de Toulouse ou d’autres institutions, je serais ravie que notre ville et notre région puissent inviter les Toulousains à venir écouter en “life” les délicieuses notes de ce projet, si nous invitions justement Jan et les musiciens à Toulouse pendant l’une de nos manifestations…. ( Je précise qu’il est un peu onéreux de faire déplacer les neuf membres de l’orchestre, d’où la perche que je tends ici, ne pouvant moi-même inviter ces artistes…)

Pour retrouver les dates de leurs concerts en Allemagne, ainsi que toutes les activités de Jan Rohlfing:

http://janrohlfing.com/

Voilà ce que Jan écrit sur son mur Facebook après notre rencontre:

Jan Rohlfing est avec Sabine Aussenac.

12 juillet, 16:06 · 

« Besuch aus Toulouse! 
Die Bloggerin und Autorin Sabine Aussenac hat uns gestern die Ehre gegeben. Sie ist extra aus Toulouse angereist um u.a. uns zu besuchen, über Rose Ausländer, ihr Leben und Schaffen und nicht zuletzt die Musik zu sprechen. Ihre Studien stehen in Zusammenhang mit einem Roman, den Madame Aussenac über Rose Ausländer schreiben wird, sowie mit einem Interview mit mir in meiner Funktion als Komponist. Es war ein sehr angenehmes Treffen und wir freuen uns auf ein Wiedersehen! »

D’un brûlant sommeil…

« Aus einem heißen Schlaf

bin ich erwacht »

(“D’un brûlant sommeil

me suis éveillée”)

Que dirais-tu, petite Rose, si tu t’éveillais en ce beau mois de juin de l’an 2019?  Peut-être vaut-il mieux que tu sois partie en ce trois janvier 1988 -le jour de mon anniversaire…

Car que dirais-tu, toi qui avais vécu le ghetto, la Shoah, l’exil, en voyant ces portraits de rescapés de l’Holocauste vandalisés encore et encore à Vienne, tailladés au couteau, recouverts de croix gammées trois fois déjà ? Jusqu’à devoir être veillés par des groupes de jeunes chargés de leur protection, dont un groupe de musulmans, superbe geste de partage…

https://www.parismatch.com/Actu/International/Des-portraits-de-rescapes-de-l-Holocauste-vandalises-a-Vienne-1626766

Que dirais-tu, Rose, en voyant ces attaques récentes contre des synagogues, qui d’ailleurs s’inscrivent en miroir des attaques contre des mosquées et des églises, comme si les croyants du monde entier se faisaient soudain la proie de fanatiques… ?

https://www.francetvinfo.fr/monde/usa/ce-qu-il-faut-savoir-de-l-attaque-d-une-synagogue-californienne-lors-de-la-paque-juive_3418931.html

« Im Umkreis

            meiner Liebe

            zum All

            bete ich

             Ich gehe auf

             und unter

             im Gebet . »

            (“ Entourée

            de mon amour

            pour l’Infini

            je prie

            Je m’élève

            et m’évanouis

            dans la prière.”)

Sans doute serais-tu horrifiée aussi devant la recrudescence d’actes antisémites en Allemagne… Cette Allemagne où tu avais pourtant choisi de vivre après la guerre et après ton exil américain… « Deutschland trägt Kippa », « l’Allemagne porte une kippa » : voilà l’appel que le gouvernement allemand a lancé aux citoyens du pays en ce samedi 1er juin en signe de solidarité avec la communauté juive, régulièrement visée par des attaques antisémites. On pouvait même découper une kippa dans le célèbre quotidien « Bild »…

La France n’est pas en reste… Quelle nausée, après le score aux élections européennes, en voyant le score de l’extrême-droite, et quelle abomination que de voir, depuis des années, les actes antisémites se multiplier dans l’Hexagone… Des portraits souillés de notre merveilleuse Simone Veil aux vieilles dames torturées et défenestrées, des enfants juifs tués à bout portant à Toulouse aux stèles vandalisées des cimetières, la peste brune est bien présente en France…

« Sie kamen

            mit scharfen Fahnen und Pistolen

            schossen alle Sterne und den Mond ab

            damit kein Licht uns bliebe

            damit kein Licht uns liebe

            Da begruben wir die Sonne

            Es war eine unendliche Sonnenfinsternis”

            (« Ils vinrent

            avec des drapeaux aiguisés et des pistolets

            exécutant toutes les étoiles et la lune

            afin qu’aucune lumière ne nous demeure

            afin qu’aucune lumière d’amour ne nous abreuve

            Alors nous fîmes sépulture au soleil

            Son éclipse devint éternité »)

Plus que jamais, il importe de rester debout, de dire non et de résister. Afin que l’éclipse de la Shoah jamais ne se reproduise.

Avec la valise de soie: un voyage sur les traces de Rose Ausländer

J’ai pour projet d’écrire un roman autour de Rose Ausländer, à laquelle j’ai consacré un mémoire de DEA en 2005, un peu à la manière de la « Charlotte » de David Foenkinos ou de « Vivre ici est une splendeur », consacré à Paula Modersohn-Becker, de Marie Darrieussecq, une sorte de biographie mâtinée d’imaginaire et entrecoupée de mes propres traductions des poèmes de Rose.

En parallèle, j’ai imaginé la création d’un événement participatif en rédigeant une sorte de « journal de voyage », de Düsseldorf à Czernowitz (où je me rendrai dans un an), en passant par des lieux de mémoire juifs -Berlin, Vienne, où Rose a vécu, Prague, pour respirer l’air de la « Mitteleuropa », et en partageant sur « les réseaux sociaux » (Facebook, Twitter, Instagram) le récit et des photos et vidéos de ma quête, afin de sensibiliser aussi les jeunes publics à cette démarche, un peu à la manière de « Eva-stories » sur Instagram…

https://www.instagram.com/eva.stories/?hl=fr

Je diffuserai aussi le récit de mes diverses rencontres, puisque j’ai d’ores et déjà rendez-vous avec l’ami et éditeur de Rose Ausländer, l’infatigable Helmut Braun, et avec le musicien et créateur Jan Rohlfing, qui vient de consacrer un CD aux textes de la poétesse. J’explore actuellement d’autres pistes, afin de trouver des lieux de rencontre pour des lectures poétiques autour de ce projet et de mes propres textes à Düsseldorf, Berlin, Vienne et Prague, entre le 10 juillet et le 11 août 2019, et souhaite aussi pouvoir être reçue par les communautés juives des villes visitées. Toutes vos idées de contacts sont les bienvenues!!!

Le projet prend forme petit à petit, et, si vous le souhaitez, je compte sur vos partages nombreux pour le faire vivre, et pour donner de la crédibilité à cette démarche, qui s’inscrit aussi dans la perspective d’une création protéiforme européenne, mêlant histoire et actualité et nous sensibilisant, à la manière des « Stolpersteine » -pavés de mémoire-, au Devoir de mémoire, se voulant lutte concrète contre les populismes et les poisons de l’antisémitisme, mais aussi bien sûr défense vivante de la poésie et de la littérature.

Le point d’orgue de ce périple d’engagements littéraires participatif sera une exposition consacrée à ce projet dans un lieu culturel de la Ville Rose, qui complètera une ou plusieurs lectures et conférences autour de Rose Ausländer.

https://www.facebook.com/Avec-ma-valise-de-soie-un-voyage-sur-les-traces-de-Rose-Ausländer-2291365811082025/