Une journée particulière…

(Récit du 12 juillet 2019 : pour des raisons techniques, les textes concernant le voyage de Rose n’ont pu être mis en ligne plus tôt…)

En allemant sur les traces de Rose en ce début d’été, je savais déjà que ce pèlerinage s’inscrirait en parallèle avec un monde où l’antisémitisme aurait à nouveau souvent pignon sur rue…

En effet, tous les quinze jours, un cimetière juif est profané outre-Rhin… Ma démarche s’inscrit dans une actualté brûlante, car rien n’est acquis… Et les dérives des populismes, dans le monde entier, de Bolsonaro au Brésil à Salvini en Italie, m’amènenet à penser que j’ai raison de vouloir écrire au sujet de Rose…

https://www.tagesspiegel.de/politik/antisemitismus-in-deutschland-jede-zweite-woche-wird-ein-juedischer-friedhof-geschaendet/24865114.html

Le ministre des affaires étrangères Heiko Maas lui-même a récemment appelé à une extrême vigilance… Le rabbin Yehuda Teichtal, président du centre d’éducation juive Chabad de Berlin, a été en effet violemment agressé début août…

https://www.i24news.tv/fr/actu/international/europe/1564643189-allemagne-le-rabbin-yehuda-teichtal-agresse-a-berlin

Car quand un rabbin reçoit des insultes et des crachats, c’est toute la communauté juive allemande qui est visée, et toute l’Allemagne qui ressent honte et dégoût… Heiko Maas affirme que le pire serait l’indifférence face à ces actes ignobles, car c’est bien l’indifférence qui a amené à la Shoah… Il me semble donc vraiment important d’évoquer, encore et toujours, la mémoire de la barbarie, pour lutter contre ses résurgences…

https://www.juedische-allgemeine.de/politik/judenfeindlichkeit-ist-gift-fuer-unsere-gesellschaft/

Par un heureux hasard, j’avais choisi un hébergement tout proche de la « Gerhart Hauptmann Haus », de la Fondation Gerhart Hauptmann à Düsseldorf. Et en arrivant depuis la gare centrale, c’est le visage de Rose qui m’accueillit, comme un signe…

http://www.g-h-h.de/index.php?id=5

Le 12 juillet, en attendant Helmut Braun, j’ai pu tranquillement me plonger dans la superbe exposition consacrée par Helmut Braun aux regards croisés sur Rose Ausländer et sur la poétesse américaine Marianne Moore, entre lettres, images d’archives et textes traduits.

L’exposition s’était ouverte sur une soirée d’introduction lors de laquelle HElmut Braun avait explicité les liens entre les deux poétesses, accompagné par les lectures en anglais de Cornelia Schönwald.

http://www.kulturforum.info/de/startseite-de/1000014-veranstaltungen/vergangene-veranstaltungen/event/1023330-looking-for-a-final-start

Marianne Moore a joué un rôle essentiel lors du changement de style opéré par Rose Ausländer, de nombreux écrits en témoignent et évoquent les textes anglais de notre poétesse, préludes à son retour vers l’écriture en langue allemande après la césure du silence, conséquence de la Shoah.

https://www.amazon.fr/Liebstes-Fr%C3%A4ulein-Moore-Beautiful-Ausl%C3%A4nder/dp/3890863523

Le livre « Liebstes Fräulein Moore /Beautiful Rose », bien plus que le catalogue de cette exposition, riche et dense, dirigé par Helmut Braun, est aussi disponible aux bien nommées éditions Rimbaud :

https://www.rimbaud.de/neuer.html#liebstesfraeuleinmoore

J’ai pu aussi découvrir les locaux de cette intéressante fondation consacrée au rayonnement et à la mémoire de la culture des anciens territoires de l’Est de l’Allemagne, ainsi que des territoires occupés par des Allemands dans l’Europe du Sud, et à toutes les personnes déplacées lors des grandes migrations autour des deux guerres mondiales. La Charte dédiée à ces « Migrants » trône à l’entrée du bâtiment et m’a cruellement rappelé notre actualité… Et sur la façade, le touriste curieux peut admirer un carillon surplombant une belle citation :

„Der alten Heimat zum Gedanken, der neuen Heimat zum Dank“ ( « En hommage à l’ancienne patrie, en remerciement à la nouvelle patrie »). Voici quelques notes de ces cloches des renommées perdues, mais sauvegardées…

Helmut Braun arriva ensuite et ce fut comme si nous nous étions toujours connus, peut-être déjà liés par les écrits de Rose… Il faut dire que Helmut a consacré sa vie à cette poétesse qu’il a connue lorsqu’il était tout jeune écrivain et éditeur, qu’il a ensuite accompagnée jusqu’à la fin avant de ne cesser de diffuser son oeuvre immense…

https://www.aviva-berlin.de/aviva/content_Literatur_Juedisches%20Leben.php?id=1419908

Chaleureux, à l’écoute, très humain et simple malgré ses innombrables casquettes d’auteur, d’éditeur, de conférencier…, il commença par me montrer la salle de conférence Eichendorff, celle-là même où Rose reçut un grand prix littéraire en 1977, prix qu’elle partagera cette année-là avec Reiner Kunze : le prix Andreas Gryphius.

Helmut Braun dans la salle Eichendorff

Puis nous partîmes pour suivre les traces laissées par notre Rose au gré de la ville de Düsseldorf, en premier lieu vers l’ancienne « Pension Cordes », Gustav-Poensgen-Straße, dans laquelle la poétesse posa sa « valise de soie » en 1965.

Cette rue emblématique de Friedrichsstadt, encore aujourd’hui lumineuse et colorée malgré une récente polémique autour de l’installation d’un mur anti-bruit, hébergea donc la poétesse, qui composa ses textes en regardant se balancer la canopée des platanes…

Des mots bien différents de ses poèmes de jeunesse, orphelins des rimes et de l’enfance, ayant traversé l’Holocauste et les années d’exil et sans doute aussi influencés par « la » rencontre avec Paul Celan… En témoigne ce poème dont le titre est aussi celui du recueil rassemblant les œuvres de 1957 à 1963 :

 Die Musik ist zerbrochen

In kalten Nächten wohnen wir

mit Maulwürfen und Igeln

im Bauch der Erde

In heißen Nächten

graben wir uns tiefer

in den Blutstrom des Wassers

Hier sind wir eingeklemmt zwischen Wurzeln

dort zwischen den Zähnen der Haifische

Im Himmel ist es nicht besser

Unstimmigkeiten verstimmen

die Orgel der Luft

die Musik ist zerbrochen

**

La musique est brisée

Dans de froides nuits nous vivons

avec des taupes et des hérissons

dans le ventre de la terre

Dans de froides nuits

nous nous enterrons plus profondément

dans le flux sanglant de l’eau

Ici nous sommes coincés entre des racines

là entre les dents des requins

Au ciel ce n’est pas mieux

des dissonances désaccordent

les orgues de l’air

la musique est brisée

Nous remontons en voiture. Je suis très émue de concrétiser le lien qui me lie à Rose depuis tant d’années en posant mon regard sur ce qui a été sa vie… Direction à présent Oberkassel, l’un des plus quartiers de la cité rhénane, réputé pour les splendides façades des splendides demeures patriciennes dominant les berges du Rhin.

Nous passons sur l’immense pont pour rallier l’autre rive, apercevant la grande roue installée pour la kermesse annuelle qui bat son plein, avant de nous garer non loin de l’église de la Résurrection dont l’image orne le site de la paroisse :

Car c’est dans cette église, située non loin d’un petit logement social loué, mais bien peu occupé par Rose durant les dernières années de sa vie, que notre poétesse donnera plusieurs lectures, grâce à son amitié avec le pasteur Reimar Zeller, théologien et historien de l’art, et avec l’épouse de ce dernier, l’écrivaine Eva Zeller.

https://de.wikipedia.org/wiki/Reimar_Zeller

Le 13 Mai 1971, des poèmes de Rose furent aussi mis à l’honneur en musique dans cette église, puisque le Trio Radio Zürich a, lors de son concert « Konfrontationen- jazz et poésie en parroisse » joué sur ses textes et d’autres poésies de Eva Zeller, Dirk Heinrichs, Peter Jokostra et Ernst Meister, une soirée qui donnera même lieu à un enregistrement publié dans la maison de disque Asso en 1971…

Et c’est Eva Zeller, elle-même poétesse, qui tiendra le discours de « laudatio » pour Rose Ausländer lors de la remise du prix Ida Dehmel en 1977.

https://de.wikipedia.org/wiki/Eva_Zeller

En 1972, Rose était déjà confrontée à différents soucis de santé, et reçut un agrément pour s’installer dans un logement social dans la Mönchenwerther Straße, traversant donc le Rhin pour venir vivre dans un modeste immeuble de briques rouges.

Mais en en fait, elle n’habitera pas vraiment dans cet appartement : très peu de temps après avoir investi ce nouveau lieu de vie, elle fera une chute et, privée de toute autonomie après cet accident, se verra proposer une chambre dans la Nelly-Sachs-Haus, la maison de retraite de la communauté juive de Düsseldorf, juste à l’orée de son cher Nordpark, à nouveau sur la rive droite du Rhin…

De 1972 à sa mort, en 1988, Rose demeurera donc en ce lieu assez spécifique, puisque d’une part magnifiquement situé, et d’autre part empreint d’une réelle philosophie de vie, comme en témoigne ce bel article que je vous invite à lire.

https://journals.openedition.org/tsafon/409?lang=fr#text

Certes, suite à des transformations, la chambre dans laquelle Rose séjourna, grabataire mais toujours active en écriture, n’existe plus, mais un petit salon porte encore son nom, et j’ai eu plaisir à marcher sous les frondaisons des arbres du Nordpark qu’elle affectionnait tant…

https://www.deutschelyrik.de/manchmal-spricht-ein-baum.html

Helmut et moi prendrons un café dans le parc, après avoir arpenté les allées et respiré le parfum des roses. Il me raconte encore comment Rose, après avoir passé quelques années en profitant encore de promenades au sein du parc, décidera un jour de son plein gré de ne plus quitter son lit, sachant que somme toute elle pouvait malgré tout continuer à y écrire… Et c’est depuis ce lit qu’elle dictera certains textes au jeune écrivain et déjà éditeur Helmut Braun, avec lequel elle nouera une relation quasi maternelle et très fusionnelle, unique. Tous les vendredis, à 18 h 45, il avait la chance de pénétrer ainsi dans le petit appartement dans lequel Rose bénéficiait même des soins d’une infirmière privée, et, au milieu des manuscrits, des livres, la poétesse lui livrait des textes de plus en plus aboutis. C’est ainsi que Helmut deviendra le dépositaire du Fonds Ausländer.

https://www.aerzteblatt.de/archiv/205305/Literarische-Orte-Zimmer-mit-Parkblick

Ce poème décrit parfaitement l’univers à la fois si réduit et si immense dans lequel Rose va vivre les dernières années de sa vie, son lit un navire proustien, sa mémoire immense et sa créativité totalement libérée malgré les entraves de la corporéité ; je vous le livre avec cette jolie traduction en espagnol…

Im Zimmer

Das Zimmer behütet mich

da ich es hüten muss

Kommt stückweis die Welt

an mein Fenster

Pappeln Sperlinge Wolken

Briefe von alten und fremden Freunden

besuchen mich täglich

Die Zeit

ein Gespräch

Wirklichkeit

sagst du

ich sage

Traum.

**

En la habitación

La habitación me da resguardo

al tener yo que guardarla

Llega a pedacitos el mundo

a mi ventana

álamos pardales nubes

cartas de viejos y desconocidos amigos

vienen de visita cada día

El tiempo

una conversación

realidad

dices tú

yo digo

sueño.

http://www.tierradenadie.de/archivo/literatura/roseauslaender/rosegedichte.htm

Depuis plusieurs années, Helmut Braun et la Société Rose Ausländer se battent pour qu’une partie du Nordpark prenne le nom de « Jardin Rose Ausländer », et je partage cette envie, tant l’on y sent encore sa présence palpable, entre les arbres et les allées tant évoqués au fil des poèmes… En effet, c’est lors de l’anniversaire des dix ans de sa disparition, le 3 janvier 2008, qu’Helmut formula cette demande au Schauspielhaus de Düsseldorf…

„Um dem Erinnern an Rose Ausländer in Düsseldorf einen Ort zu geben, wünschen wir uns, dass ein Teil des Nordparks gegenüber dem Nelly-Sachs-Haus, den Rose Ausländer sehr geliebt hat und in zahlreichen ihrer Gedichte thematisiert, ihr zu Ehren « Rose-Ausländer-Garten » getauft wird. Dieser Wunsch, den Helmut Braun am Ende der Lesung zum 20. Todestag im Schauspielhaus am 3. Januar 2008 formuliert hat, fand beim Publikum viel Beifall und wir hoffen, auch weiterhin auf Ihre Unterstützung zählen zu können.“

(à lire sur la page d’accueil de la Rose Ausländer Gesellschaft :

http://www.roseauslaender-gesellschaft.de/)

Cet article de 2008 donne un bel aperçu de la soirée d’hommage et relate déjà cette demande :

https://www.wz.de/nrw/duesseldorf/kultur/lesung-ein-garten-fuer-rose-auslaender_aid-31397319

C’est un peu plus loin, dans le Nordfriedhof, que repose Rose.

J’aime infiniment les cimetières allemands, et celui-là ne déroge pas à la règle : paisible, ombragé par d’immenses arbres, on peut y flâner comme dans une forêt… Rose est morte le 3 janvier, le jour de mon anniversaire, en 1988… Elle repose parmi d’autres tombes juives, et je vais déposer un petit caillou sur la pierre tombale, la matzevah, selon la tradition hébraïque. Le caillou provient du Waldfriedhof de Duisbourg, dans lequel est enterré mon grand-père allemand… En accomplissant ce geste hautement symbolique au regard de mon histoire personnelle et de mon lien avec le judaïsme, j’ai l’impression qu’une boucle est bouclée…

Helmut dépose un bouquet sur la tombe, de la part du neveu de Rose, qui vit aux USA. Il me raconte aussi l’anecdote liée à l’étrange inscription en hébreu, presqu’effacée, au-dessus du nom de la poétesse. Rose Ausländer a toujours entretenu un lien bien particulier avec le judaïsme, et, lors de sa disparition, son frère avait été choqué de voir que le Rabbin avait insisté pour que figure le nom de leur père sur sa tombe, selon la tradition ashkénaze ; il a ensuite tout bonnement repeint l’inscription… pour la rendre quasiment illisible… !

-je vous renvoie modestement à mon mémoire de DEA si vous souhaitez en savoir plus sur ce thème…

http://www.sabineaussenac.com/cv/portfolios/document_rose-auslander-une-poetesse-juive-en-sursis-d-esperance

Toujours sur le site de la Société Rose Ausländer, j’avais pu lire qu’une rue lui serait dédiée dès septembre 2019…

 „September 2019

Düsseldorf, Enthüllung des Straßenschildes „Rose Ausländer-Straße » im Stadtbezirk Derendorf im Bereich der neuen Fachhochschule. Gemeinsame Veranstaltung der Rose Ausländer-Gesellschaft e.V., der Jüdischen Gemeinde Düsseldorf, des Kulturamtes und des Bezirksamtes Derendorf u.a. (Zusätzliche Informationen folgen)“

Et c’est vers cette rue tout juste asphaltée du district de Derendorf, sise en plein terrain vague et en cours de construction, que me mènera encore Helmut en fin de journée. La plaque n’est pas encore là, mais la rue existe donc bel et bien, terra incognita, un peu à l’image de cette poésie si vaste et bouleversante qui m’habite depuis 1995… Au bout de la mince bande goudronnée se dresse la silhouette apparemment inoffensive d’un bâtiment de briques brunâtres ; il s’agit de l’ancien abattoir de la Rather Straße, de sinistre mémoire, puisque plus de 6000 juifs y furent, entre octobre 1941 et janvier 1945, parqués, avant d’être envoyés vers des ghettos ( comme celui de Riga ou de Minsk) et vers les camps de Theresienstadt et Auschwitz…

„Nutzung des Schlacht- und Viehhofs während des Nationalsozialismus

Während der Zeit des Nationalsozialismus wurden Juden auf dem Weg in die Deportation im Düsseldorfer Schlachthof festgehalten und vom nahe gelegenen Güterbahnhof aus weitertransportiert. Der normale Schlachthof-Betrieb lief weiter.Der Schlacht- und Viehhof diente nicht nur für Düsseldorfer Juden, die deportiert werden sollten, als Sammelplatz, sondern auch für Juden aus dem gesamten Regierungsbezirk Düsseldorf, also dem Einzugsbereich der Staatspolizeileitstelle Düsseldorf. Die Deportationen von Derendorf aus fanden zwischen dem 26./27. Oktober 1941 und Januar 1945 statt. Es wurden mindestens 6.000 jüdische Bürger aus der ganzen Region von Düsseldorf aus deportiert, so etwa in die Ghettos von Lodz/Litzmannstadt, Minsik, Riga und Izbica bei Lublin sowie nach Theresienstadt und in das Vernichtungslager Auschwitz-Birkenau. Einen ausführlichen Bericht über eine Deportation verfasste der Schutzpolizist Paul Salitter“

https://de.wikipedia.org/wiki/Schlacht-_und_Viehhof_D%C3%BCsseldorf#Erinnerungsort_Alter_Schlachthof

L’abattoir fut encore en fonction jusqu’en 2002, avant que la plus grande partie du lieu et des bâtiments ne soient dédiés à la construction du nouveau campus de la HSD, la « Hochschule de Düsseldorf », et que seule une partie des anciens abattoirs soit transformée en lieu de mémoire.

La rue Rose Ausländer aura donc toute sa place ici, entre remémoration de la Shoah et culture…

C’est justement un joli bain culturel qui va clore cette journée intense en émotions et découvertes : de retour à la maison Gerhart Hautmann, je vais avoir le privilège d’assister au « Finissage » de l’exposition, qui s’ouvrira avec un beau discours prononcé par Helmut Braun, avant se de se terminer en apothéose avec la chanteuse et comédienne Gesine Heinrich, qui a mis en musique les poèmes anglais de Rose. Sa voix profonde et ses mélodies percutantes ou sensibles s’allient à la perfection avec les pleins et les déliés ausländeriens.

Voilà… La journée touche à sa fin et j’ai l’impression que Rose a partagé beaucoup de choses avec moi, avec vous… Et pourtant, il y a encore tant à dire…

https://www.lyrikline.org/de/gedichte/es-bleibt-noch-553

„…ja

es bleibt noch

viel zu sagen“

PS: Quelques jours plus tard, je découvrirai avec bonheur une belle initiative de la communauté juive de Düsseldorf, au gré d’un article de la Jüdische Allgemeine:

https://www.juedische-allgemeine.de/unsere-woche/das-gute-wird-gewinnen/

Et je retrouverai Herbert Rubinstein, dont je vous ai déjà parlé dans l’article au sujet de Jan Rohlfing; en effet, ce rescapé de la Shoah était venu en fin d’année scolaire parler à des élèves d’un lycée de Düsselorf du projet de la S.A.B.R.A, (Servicestelle für Antidiskriminierungsarbeit – Beratung bei Rassismus und Antisemitismus ),( la cellule dédiée à la lutte contre les discriminations et au conseil autour du racisme et de l’antisémitisme de la communauté juive locale), projet consistant à éveiller les consciences des plus jeunes sur la thématique de l’Holocauste, en Ukraine et ailleurs, au moyen de différents ateliers.

Différentes initiatives ont été présentées à cette occasion, dont une BD autour du Journal d’Anne Franck, traduite en ukrainien, un mémory autour de symboles juifs, un roman graphique relatant la vie de cinq enfants juifs durant la Shoah, et un film autour de la vie d’Herbert Rubinstein… Ce projet est soutenu par les autorités politiques, et je me réjouis de voir que des voix, inalssablement, s’élèvent contre l’oubli.

Un rossignol à Düsseldorf…

Jetzt ist sie eine Nachtigall

Nacht um Nacht höre ich sie

im Garten meines schlaflosen Traumes…

**
Maintenant elle est un rossignol

Nuit après nuit je l’entends

dans le jardin de mon rêve dans sommeil…

Meine Nachtigall, mon rossignol

https://www.lyrikline.org/de/gedichte/meine-nachtigall-547

***

https://griot-verlag.de/rose-auslaender-wirf-deine-angst-in-die-luft.html

C’est autour d’un gâteau aux framboises et au müsli que Eva-Susanne Ruoff et Jan Rohlfing m’ont reçue le lendemain de mon arrivée à Düsseldorf, dans leur merveilleuse maison non loin de Ratingen, dont l’immense séjour accueille aussi des concerts privés.

La divine table…

La grande baie vitrée donne sur un parc centenaire, abritant saules et nénuphars. Avec bienveillance et une incroyable modestie, ce couple d’artistes à l’aura indéniable s’est donc confié au sujet du magnifique projet de “Wirf Deine Angst in die Luft”, (“Jette en l’air ta peur”) , qui a donné naissance, après deux années de préparation et de travail, à ce CD comprenant un “Hörbuch” – un livre-audio- et une plaquette; sortie en 2018, lors du vingtième anniversaire de la disparition de Rose Ausländer, cette production s’est hissée immédiatement en tête des ventes, jusqu’à devenir meilleure nouveauté de l’année 2018 avec le premier prix hr2/ARD et à être nominée pour le prix de la critique du disque en Allemagne, avant d’être hébergée, parallèlement à sa parution dans la maison d’édition Griot, par la “guilde Gutenberg”, un portail internet rassemblant l’essentiel de la littérature des pays de langue germanique.

https://www.buechergilde.de/detailansicht/items/wirf-deine-angst-in-die-luft_22646X.html

Oui, voilà notre Rose joyeusement célébrée outre-Rhin, grâce à la persévérance et au talent de Jan Rohlfing, un artiste passionné aux multiples casquettes, puisque ce Rhénan, bercé par le jazz et par les standards du rock des seventies, après avoir vécu plusieurs années à New York et LA, et après avoir fondé une école de batterie et son propre studio d’enregistrement, se partage entre ses compositions personnelles, son travail d’enseignant, des participations à des projets prestigieux et une vie de famille: sa compagne tout aussi talentueuse, violoncelliste et concertiste, a d’ailleurs aussi largement porté le projet Ausländer…

L’image contient peut-être : 2 personnes, personnes souriantes, personnes debout, arbre, plein air et nature
Susanne et Jan

La création de ce “Hörbuch” va d’ailleurs bien au-delà de la simple mise en musique des textes de Rose Ausländer, et c’est aussi ce qui transparaît à la fois lors des multiples concerts donné par l’orchestre de chambre portant le projet – composé de neuf musiciens – et dans le succès du CD; car on retrouve dans ce travail non seulement la modeste magnificence des textes de la poétesse, considérée en Allemagne comme l’une des voix majeures de la poésie du vingtième siècle, mais aussi tous ces thèmes d’une brûlante actualité que sont l’idée de la patrie, de l’identité et de la langue maternelle perdues, de l’exil, des réfugiés…

Verwundert

Wenn der Tisch nach Brot duftet

Erdbeeren der Wein Kristall

denkt an den Raum aus Rauch

Rauch ohne Gestalt

Noch nicht abgestreift

das Ghettokleid

sitzen wir um den duftenden Tisch

verwundert

daß wir hier sitzen

**

Émerveillés

Quand la table sent bon le pain

des fraises le vin un cristal

pensez à la pièce aux fumées

fumées sans visages

le vêtement rayé du ghetto 

pas encore ôté

nous sommes assis autour de la table parfumée

émerveillés

d’être assis ici

https://www.lyrikline.org/de/gedichte/verwundert-548

L’idée n’était pas cependant de composer uniquement autour de la Shoah, même si Rose Ausländer a bien évidemment fait partie des survivants de l’Holocauste et si cette thématique émerge souvent en filigrane de ses poèmes, car la réduire à cette césure de la Shoah ne rendrait pas hommage à l’immensité de son oeuvre si variée et protéiforme. C’est pourquoi le travail de Jan Rohlfing s’est articulé autour de toute la vie et de toute l’oeuvre de la poétesse, les 56 plages du CD, qui alternent entre voix et compositions musicales, balayant l’intégralité du parcours de Rose, de sa naissance à Czernowitz, en Bucowine, à sa fin de vie dans la maison de retraite Nelly Sachs à Düsseldorf.

Le Foyer Nelly Sachs en 2019

Au fil de notre entretien agréablement ponctué par les sourires des trois enfants du couple qui reviennent de l’école en ce dernier jour de classe, Jan insistera sur la connivence qui s’est peu à peu créée entre la poésie et la musique, une réelle symbiose étant nécessaire afin de mettre en valeur les mots de Rose, qu’ils parlent de l’innocence de l’enfance, des noirceurs de la Shoah ou de la pureté de l’amour. En sept chapitres ponctuant le parcours de celle que Celan nomma la “Rose de personne” (die Niemandsrose), c’est ainsi toute la richesse littéraire et humaine du paysage ausländerien qui se dévoile durant l’écoute de ce CD – ou des concerts -, la musique et les mots interagissant en chiasmes parfaits, donnant naissance à  un nouvel univers osmotique qui fait toute la particularité de cette oeuvre poético-musicale.

Jan m’explique que chaque texte a donné lieu à un travail intense, le lyrisme de Rose se faisant, après la rupture de l’exil et ses poèmes anglais, de plus en plus elliptique, et combien il fut difficile d’inventer des notes en harmonie avec ces vers si minimalistes. Il cherche les partitions afin de me montrer quelques exemples, et ce n’est pas sans émotion que je découvre la genèse de ce travail que j’avais déjà écouté avec bonheur depuis Toulouse.

Ce livre-audio, qui a d’ailleurs été commandé spécialement par la Rose Ausländer Gesellschaft, inspirée par le travail précédemment réalisé par la “diseuse”, lectrice et comédienne Alicia Fassel, en coopération avec Susanne Ruoff-Rohlfing et le musicien lui-même autour d’autres textes poétiques de Else Lasker-Schüler et d’autres auteurs, n’existerait pas sans la voix extraordinairement profonde d’Alicia, qui semble porter chaque poème au fil de tessitures différentes.
https://griot-verlag.de/assets/medien/hoerproben/Rose%20Auslaender%20Ich%20bin%20mit%20jedem%20Du%20verwandt.mp3

https://www.nurgutebuecher.de/Buecher/Hoerbuecher-und-Musik/Literatur-zum-Hoeren/Rose-Auslaender-Wirf-deine-Angst-in-die-Luft.html

(cliquer sur Hörprobe)
Alicia aime avant tout la musicalité propre à chaque poème de Rose. Et elle arrive à moduler ainsi les différentes variations de la vie et de l’oeuvre de notre poétesse, leurs deux voix rejoignant ainsi l’intime de la création et l’universel de la Shoah, tantôt chorégie rassemblant toute l’humanité, tantôt solo imprégné des unicités de Rose.

Chaque plage s’ouvre sur une lecture de texte, et le silence des pauses, si important pour que l’auditeur s’imprègne de l’anastomose entre lyrisme et musique, s’ouvre ensuite sur les compositions qui varient entre la profusion instrumentale de certains titres et le minimalisme d’autres plages plus épurées. Et l’on se sent transporté aux confins de la Mitteleuropa au rythme des accents yiddish rappelant des violons de Chagall, puis, dans le staccato new yorkais des cuivres et de la batterie, on plonge, au son des notes jazzy rappelant l’exil, dans l’humeur chaloupée de l’outre-atlantique avant de se recueillir dans l’atmosphère feutrée et mono instrumentale des textes tardifs de la poétesse, passant ainsi, au gré des arrangements de Jan Rohlfing, par les mille émotions procurées par cette vie d’artiste.

Pour naviguer entre les différentes parties des poésies orchestrées, ce tableau permet de s’orienter entre les textes:
https://www.discogs.com/fr/Rose-Ausl%C3%A4nder-Gelesen-Von-Alicia-Fassel-Mit-Originaleinspielungen-Von-Rose-Ausl%C3%A4nder-Und-Musik-Vo/release/12433050

C’est d’ailleurs la propre voix de Rose Ausländer qui ouvre et conclut ce parcours, puisque des enregistrements effectuées par son ami et éditeur Helmut Braun permettent d’entendre cette voix quelque peu rocailleuse, grave et aux “r” tendrement roulés, que je vous offre ici au gré d’un autre enregistrement, dans lequel elle lit justement Else Lasker Schüler:

Ainsi, Rose est présente, par ses textes, par sa voix, par ses silences, accompagnant la musique et l’auditeur, évanescente et pourtant si réelle encore de par la puissance de son message.

Le 27 janvier 2019, lors d’un concert donné par l’ensemble Jan Rohlfing dans la Maxhaus à Düsseldorf à l’occasion de la Journée internationale dédiée aux victimes de l’Holocauste, Herbert Rubinstein, un survivant né, comme Rose, à Czernowitz, fera sourire avec émotion l’assemblée en disant:

“Madame Ausländer a écouté le concert depuis le ciel et cela lui a beaucoup plu”… 
https://www.maxhaus.de/veranstaltungen/Rose-Auslaender-Wirf-deine-Angst-in-die-Luft…/

Jan Rohlfing me raconte cette anecdote en m’expliquant l’atmosphère spéciale qui règne lors des concerts, qu’ils soient donnés dans des lieux de mémoire ou dans l’intimité de la maison de Derendorf, en insistant sur la réception multiple de la poésie mise en musique par différents publics, puisque le vecteur instrumental permet un tout nouveau rapport au texte initial. Et les propres enfants du couple, qui baignent dans la poésie de Rose depuis plus de deux ans, offrent parfois des pépites amusantes à leurs parents, tel l’un d’entre eux qui, voyant le lilas en fleurs dans le jardin familial, s’exclama au printemps “Der Flieder duftet uns jung”… – le lilas nous parfume en enfance… !

Pourtant, durant cette cérémonie, alors même que des représentants des communautés juives et tsiganes faisaient mémoire, des croix gammées étaient taguées sur le bâtiment…

https://www.nrz.de/staedte/duesseldorf/verbandsschild-der-sinti-und-roma-mit-hakenkreuz-beschmiert-id216313603.html

Car les actes antisémites se multiplient outre-Rhin comme dans l’Hexagone et en Europe…

Voilà pourquoi je suis en route sur les traces de Rose, et voilà pourquoi les projets autour de son oeuvre font doublement sens, tant au niveau de son lyrisme que de l’engagement envers le devoir de mémoire…

Je vous invite à vous procurer le CD via les liens mis en parallèle avec le début de mon texte, et/ou à aller écouter Jan et son ensemble si vous êtes en Allemagne. Enfin, si ce petit texte arrive aux oreilles de l’Institut Goethe, de la Mairie de Toulouse ou d’autres institutions, je serais ravie que notre ville et notre région puissent inviter les Toulousains à venir écouter en “life” les délicieuses notes de ce projet, si nous invitions justement Jan et les musiciens à Toulouse pendant l’une de nos manifestations…. ( Je précise qu’il est un peu onéreux de faire déplacer les neuf membres de l’orchestre, d’où la perche que je tends ici, ne pouvant moi-même inviter ces artistes…)

Pour retrouver les dates de leurs concerts en Allemagne, ainsi que toutes les activités de Jan Rohlfing:

http://janrohlfing.com/

Voilà ce que Jan écrit sur son mur Facebook après notre rencontre:

Jan Rohlfing est avec Sabine Aussenac.

12 juillet, 16:06 · 

« Besuch aus Toulouse! 
Die Bloggerin und Autorin Sabine Aussenac hat uns gestern die Ehre gegeben. Sie ist extra aus Toulouse angereist um u.a. uns zu besuchen, über Rose Ausländer, ihr Leben und Schaffen und nicht zuletzt die Musik zu sprechen. Ihre Studien stehen in Zusammenhang mit einem Roman, den Madame Aussenac über Rose Ausländer schreiben wird, sowie mit einem Interview mit mir in meiner Funktion als Komponist. Es war ein sehr angenehmes Treffen und wir freuen uns auf ein Wiedersehen! »

Gemeinsam, ensemble…

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Rose et son frère Max Scherzer à Paris, en 1939

Merci, danke, todah pour toutes ces nouvelles « mentions j’aime » sur notre page Facebook!!

Rose et moi en sommes touchées!!


« Gemeinsam », « Ensemble »

Vergesset nicht
Freunde
wir reisen gemeinsam

besteigen Berge
pflücken Himbeeren
lassen uns tragen
von den vier Winden

Vergesset nicht
es ist unsre
gemeinsame Welt
die ungeteilte
ach die geteilte

die uns aufblühen läßt
die uns vernichtet
diese zerrissene
ungeteilte Erde
auf der wir
gemeinsam reisen

N’oubliez pas
amis
nous voyageons ensemble

gravissons les montagnes
cueillons des framboises
nous laissons porter
par les quatre vents

N’oubliez pas
c’est notre
terre commune
l’indivisible
ah si divisée

qui nous fait fleurir
qui nous détruit
cette terre déchirée
indivisible
sur laquelle nous
voyageons ensemble