Rose Ausländer is a Jewish poet from Chernivtsi. Despite her encounter with the horrors of the Shoah, she believed that the power of the word would relay a message of hope to humanity, perfect example of resilience; as a survivor from the Holocaust she has translated her hope through her poetic words. In our time of terrorism and antisemitism, it's important to share ways of resilience, and poetry can be an amazing way to trust in life again. I would like to write a novel about her, not a biography, but a kind of polysemic work, mixing translations of her texts and romanced story of her life, and parallel to this writing I will share this process on digital ways, reading some of her texts on videos, sharing pics and a diary of my European travel on social medias. I will meet Rose’s editor, a performer, a musician and members from the Jewish community in Berlin, Vienna and Prague…
Cette superbe affiche est l’oeuvre de Marie-Claude Camatta, talentueuse graphiste, poétesse et éditrice, et mon amie depuis… 1976!
Ce blog était un peu en sommeil, mais le Château de la Rose au bois dormant est bel et bien en train de se réveiller.
Du premier au seize juillet 2023, j’aurai la joie de partir outre-Rhin pour présenter mes traductions des poèmes de Rose Ausländer, des extraits du roman encore en gestation et des passages de l’essai paru en juillet 2022 aux éditions du Bord de l’Eau: Rose Ausländer, une grande voix juive de la Bucovine – collection Judaïsmes, dirigée par Antoine Spire.
Tout cela n’aurait pas été possible sans le soutien du Fonds Citoyen Franco-Allemand, puisque j’ai répondu, au nom de la Rose Ausländer Gesellschaft, à l’appel à projets « Voyage dans le temps/Zeitreise » et que nous avons obtenu une subvention.
Je me propose de venir présenter mes recherches afin de démontrer que le rayonnement de « la poétesse de Düsseldorf », personnage important de la scène littéraire allemande, commence aussi à s’étendre en France. Sa voix est d’autant plus capitale qu’elle est originaire de Czernowitz, en Ukraine… De nombreuses thématiques se croiseront à cette occasion: poésie, Histoire, Shoah, exil, migrations, traductologie, antisémitisme, engagements littéraires…,
C’est ainsi que je serai le 4 juillet à Düsseldorf, pour présenter mes recherches à la belle bibliothèque KAP1 , avec le merveilleux accompagnement musical de ma chère Eva-Susanne Ruoff et avec la présence précieuse de la magnifique comédienne Ruth Schiefenbusch, pour une lecture à deux voix. Les lectures seront suivies d’un débat modéré par Helmut Braun.
Le 6 juillet, j’aurai le plaisir de lire et de débattre à Wuppertal, dans la belle librairie GlücksBuchladen, en partenariat avec la dynamique Else Lasker-Schüler-Gesellschaft qui s’est associée au projet via son président, Hajo Jahn, en invitant le talentueux saxophoniste Thomas Voigt à m’accompagner en musique. Helmut Braun sera bien évidemment des nôtres! La ELSG a d’ailleurs fait une belle annonce de l’événement sur son site:
Lesung mit Musik am 6. Juli 2023 im Glücksbuchladen Wuppertal
Rose, zwischen Himmel und hier
Rose Ausländer (* 11. Mai 1901 in Czernowitz, Österreich-Ungarn; † 3. Januar 1988 in Düsseldorf) war eine deutsch-jüdische Dichterin und eine Schwester im Geiste von Else Lasker-Schüler. Um sie vorzustellen, lädt die ELS-Gesellschaft zu einer lyrisch-musikalischen Veranstaltung am Donnerstag, dem 6. Juli, um 20 Uhr in den Glücksbuchladen in Wuppertal-Elberfeld ein, Friedrichstr.52. Die deutsch-französische Autorin Sabine Aussenac liest in beiden Sprachen aus ihrem Essay über die Dichterin und aus dem Roman, den sie über Rose schreibt. Zudem werden Rose Ausländer-Gedichte zweisprachig vorgetragen. Die Moderation hat Helmut Braun von der Rose Ausländer-Gesellschaft, für die Musik sorgt der Saxophonist Thomas Voigt.
Die Schriftstellerin Sabine Aussenac lebt in Toulouse. Seit einigen Jahren beschäftigt sie sich mit Rose Ausländer, sie übersetzt sie ins Französische, arbeitet an einem Roman, der auch von Düsseldorf erzählen wird, da Rose Ausländer, die „Nachtigall der Bukowina“, lange in dieser Stadt wohnte, in der sie auch bestattet ist.
Der Deutsch-Französische Bürgerfonds fördert diese Lesetour, als Kultur-Brücke zwischen beiden Ländern. Die Autorin Aussenac freut sich sehr, gerade in Wuppertal, wo ihr Sohn studiert hat, ihre Recherchen zu präsentieren: „Rose, zwischen Himmel und hier“.
Enfin, le 8 juillet, c’est dans la ville natale de ma mère, Duisbourg, que j’aurai la joie de retrouver non seulement des membres de ma famille, mais le public fidèle de « Das PLUS am Neumarkt », sur une invitation du Kreativquartier Ruhrort, avec l’active participation de la société franco-allemande de Duisbourg, dont l’ancien président Wolfgang Schwarzer qui fera avec moi les lectures bilingues à deux voix. Et je ne suis pas peu fière que le jeune chanteur rhénan Philipp Eisenblätter ait accepté d’accompagner la soirée en interprétant sa chanson phare, das Duisburg Lied, et en mettant un texte de Rose en musique. Je vous laisser deviner qui modèrera la soirée… Et voici l’invitation proposée par Heiner Heseding:
Durant mon séjour, je prendrai aussi le temps d’explorer plus avant le fonds Rose Ausländer et de dire ses poèmes en divers lieux emblématiques. J’arpenterai Düsseldorf, Duisbourg et Wuppertal, et peut-être aussi Cologne, passant par exemple par le Nordpark, où se trouve le buste de Rose, au pied du foyer Nelly Sachs où elle vécut si longtemps, mais aussi la rue Rose Ausländer. Je dirai ses textes devant les synagogues, et devant des monuments ou en des lieux que je souhaite intégrer à mon roman, comme le musée Lehmbruck de Duisbourg, les berges du Rhin, la ville médiévale de Kaiserswerth, le parc des Sculptures de Wuppertal… Cette cartographie poétique fera l’objet de capsules audio et vidéo.
C’est une grande joie que d’avoir reçu aussi le soutien de l’association Hébraïca. Et je remercie radio Kol aviv et Robert Redecker de m’avoir donné la parole lors de l’Entretien infini, durant lequel j’ai pu évoquer l’oeuvre de Rose Ausländer et notre projet littéraire.
Enfin, j’en profite pour signaler les différentes captations vidéos faites le 2 mars 2023, lors de la présentation à la librairie parisienne Les Cahiers de Colette, sous la houlette d’Antoine Spire et en présence de Laurent Cassagnau qui a préfacé mon essai. Ayant souffert d’un lourd covid à mon retour de Paris, qui me laisse hélas des séquelles contre lesquelles je me débats encore, je n’avais pas pris le temps de les mettre en ligne ici.
Voici longtemps que Rose m’accompagne, et cette passerelle poétique entre mes deux patries, soutenue par l’esprit de l’Europe, m’est précieuse en ces temps où tonne à nouveau le canon en notre continent. Puissent la poésie et l’art apporter leur modeste pierre de résilience face aux barbaries.
Mon ami Helmut Braun, le découvreur et l’éditeur de Rose, devant ce beau portrait de Rose, lors d’une superbe exposition à Düsseldorf autour de Rose Ausländer, à la bibliothèque municipale.
Rose Ausländer, de „Blinder Sommer“ (traduction Sabine Aussenac)
Ces quelques jours passés à Düsseldorf en compagnie de Rose sont aussi l’occasion d’accompagner mon fils dans la découverte de la région de son futur Master (il a obtenu une bourse Erasmus) et de voir quelques musées…
Je connaissais Ai Weiwei
seulement de nom et de réputation…
Plonger dans les dédales des deux musées jumeaux de Düsseldorf, le K20
et le K21, pour appréhender les ouvres monumentales et/ou ciselées de l’artiste,
a été une révélation. Et c’est avec émotion que je vous livre les images
glanées lors de cette visite autour de l’exposition « Où est la révolution ? »…
Comment ne pas voir le parallèle entre sa longue histoire personnelle et les aléas de cette vie abimée par une dictature avec l’existence de Rose Ausländer, malmenée par les barbaries du nazisme et par sa survie si douloureuse dans le ghetto ?
Ainsi, le K21 nous
propose S.A.C.R.E.D, une série montée de 2011 à 2013 composée de six étranges
caisses en fer qui peuvent au départ sembler minimalistes, simples enveloppes
ressemblant à des contenairs rouillés ; mais en s’approchant, et en
montant de petites marches, le spectateur se faisant presque voyeur ébahi va
découvrir, via de minuscules ouvertures vitrées, toute une scénographie d’un
réalisme extrême reproduisant des scènes d’emprisonnement.
Ces saynettes rappellent
l’arrestation, le 3 avril 2011, de l’artiste, et miment donc le regard d’un
surveillant de prison sur les moments du terrible quotidien d’un prisonnier
politique. Comment, pour moi, ne pas penser à la jeune Rose, rentrée des
États-Unis où elle aurait pu librement demeurer, perdant d’ailleurs la nationalité
américaine du fait de son séjour à nouveau hors des USA, pour revenir en Bucovine, aux côtés de sa
mère, et croupissant ensuite durant de longues années dans le ghetto de
Czernowitz, en partie cachée dans une cave…
Damit kein Licht uns liebe
Sie kamen
mit scharfen Fahnen und Pistolen
schossen alle Sterne und den Mond ab
damit kein Licht uns bliebe
damit kein Licht uns liebe
Da begruben wir die Sonne
Es war eine unendliche Sonnenfinsternis
Pour qu’aucune lumière ne nous aime
Ils sont venus
portant drapeaux acérés et pistolets
ont abattu toutes les étoiles et la lune
pour qu’aucune lumière ne nous reste
pour qu’aucune lumière ne nous aime
Alors nous avons enterré le soleil
Ce fut une éclipse sans fin
(in « Blinder Sommer » / Été aveugle)
C’est ainsi que le visiteur devenu maton d’un jour plonge son regard aveugle dans les caisses où des personnages miment le vécu d’un prisonnier et de des gardiens, chaque lettre du titre S.A.C.R.E.D nommant une caisse et faisant référence à un moment de ce vécu immobile et sordide.
Le « S » représente
le « Supper », la pitance, le « A » « Accusers »
et fait allusion aux scènes d’interrogatoire, le « C » rappelle le « Cleansing »
et la toilette surveillée, le « R » le « Ritual », le
rituel du prisonnier faisant les cent pas dans sa « cage » comme la
panthère de Rilke, le « E » valant pour « Entropy » et
dépeignant le prisonnier dans les aléas d’un sommeil agité, et enfin le « D »
le « Doubt », montrant crûment le moment humiliant des besoins
quotidiens sur les toilettes, toujours sous surveillance, et en voyant cette
dernière scène j’ai repensé au terrible récit d’une rescapée de la Shoah venue
témoigner dans un lycée auscitain et racontant l’épreuve des latrines…
Comment ne pas penser, toujours et encore, à la Shoah et aux interminables listes de morts et disparus égrenées chaque année lors de commémorations au Mémorial de la shoah ou à Yad Vashem, en parcourant, au K20, la liste des 5219 écoliers ensevelis et tués lors du tremblement de terre dans la province du Sichuan le 12 mai 2008…
Certes, ce que Ai Weiwei a mis en mots en inscrivant leurs noms et dates de vie et de mort sur une tapisserie géante tire son origine d’une catastrophe naturelle ; mais c’est bien l’incurie des hommes, la négligence et la corruption du gouvernement chinois et des bâtisseurs qui furent la cause du nombre incalculable de jeunes victimes. En effet, de graves manquements à la sécurité ont provoqué ce drame, et l’hommage de l’artiste à tous ces jeunes inconnus se veut remémoration et accusation, en miroir de son œuvre Straight, construite entre 2008 et 2012, dans laquelle plus de 160 tonnes de barres d’armature en acier, parfaitement alignées dans 142 caisses ressemblant à des cercueils, barres provenant toutes des décombres où périrent en tout 70 000 personnes…
En parcourant les différentes salles, une émotion submerge le visiteur, avec cette évidence de l’Universel qui si souvent vient percuter l’individu, le briser, lui, fétu de paille malmené par les dictatures ou les colères de la terre, et c’est bien la voie et la voix de l’art que de dénoncer malversations, injustices et brisures…
Certes, le poing levé d’Ai Weiwei et ses doigts d’honneur devant différents monuments du monde peuvent sembler bien loin des murmures poétiques de Rose Ausländer, qui jamais ne « s’engagea » réellement politiquement, tout en thématisant tant de fois la césure de la Shoah… Mais jamais le lecteur ne se trouve non plus dans la mouvance parnassienne de l’art pour l’art, tant les passerelles vers le monde et les hommes, leurs souffrances et leurs malheurs, sont nombreuses…
Bien sûr, je suis quelque peu « formatée » par mon voyage autour de la vie de Rose…Mais encore une fois, en laissant mon regard divaguer, dans le K21, au gré de l’œuvre Laudromat, (Laverie ou Pressing), et en voyant sur les 40 portants les 2046 vêtements accrochés sagement sur leurs cintres, je pense encore et toujours aux vestiges du quotidien laissés par les détenus des camps de la mort…
Ces innombrables pièces de tissus ont été rassemblées par Ai Weiwei et ses collaborateurs après le démantèlement du camp de réfugiés d’Idomeni, en Grèce, en 2016.
Les habits furent rapportés dans l’atelier berlinois de l’artiste et soigneusement lavés, repassés, réparés, avant d’être présentés sur ces cintres, et chaque morceau de coton, de nylon, de soie ou de laine ramène le visiteur à une vie bien concrète, à la femme, à l’homme, à l’adolescent ou à l’enfant qui a porté ces vêtements depuis l’enfer d’une dictature ou d’une guerre jusqu’aux côtes agitées de l’Europe, en passant par ces rafiots de fortune perdus en Méditerranée où tant de Migrants périssent encore chaque jour…
Ai Weiwei, en s’inspirant de la démarche artistique de Marcel Duchamp et du « ready-made » qui consiste à priver un objet de sa fonction utilitaire en l’exploitant différemment, a élaboré une sorte de ready made inversé, redonnant ses lettres de noblesse à un vêtement perdu…
La monumentale tapisserie nommée Idomeni offre, elle, les visages de centaines de personnes rencontrées par Ai Weiwei et filmées avec un IPhone, un travail qui s’est poursuivi dans 23 pays au fil desquels l’artiste a pris des centaines de photos autour de la condition de ces réfugiés, qui sont à voir sur une autre tapisserie murale.
Die Fremden
Eisenbahnen bringen die Fremden
die aussteigen und sich ratlos umsehn.
In ihren Augen schwimmen
ängstliche Fische.
Les étrangers
Des chemins de fer amènent les étrangers
qui descendent et regardent autour d’eux.
Dans leurs yeux
nagent des poissons apeurés.
Rose Ausländer (traduction Sabine Aussenac)
Et c’est un gigantesque bateau en bambou et en sisal, œuvre nommée Life cycle, qui se dresse non loin des murs exposant ces photos, thématisant encore l’exil et l’errance, exposant de fantomatiques silhouettes de 110 passagers que le spectateur ne peut relier à une époque précise, puisque cette évocation fait appel à toutes les périodes de l’histoire humaine hélas si fertile en migrations forcées, depuis la fuite du peuple hébreu jusqu’aux nomadismes imposés par notre actualité.
Ai Weiwei fait se côtoyer les figures astrologiques chinoises, ces animaux symbolisant le cycle de la vie et de la mort, et des pharaons égyptiens pouvant faire référence au royaume des défunts, et ainsi ce bateau pneumatique schématisé renvoie au mythe des vaisseaux fantômes, rappelant aussi les récits de l’Odyssée d’Homère…
Tote Freunde
klagen dich an
du hast sie überlebt
des amis défunts
t’accusent
tu leur as survécu…
Rose Ausländer, Œuvres complètes, IV, p 182
Je fais lentement le tour de ce navire, lisant attentivement des citations inscrites sous la poupe et la proue, dont les mots évoquent les dangers et les aléas de ces exils, pensant bien sûr aux naufragés de mon cher Exodus… C’est bien le livre de Leon Uris, relatant l’épopée tragique de ses passagers, que mon grand-père allemand, qui avait fait le Front de l’Est, m’avait offert l’année de mes treize ans, avant que je ne plonge à mon tour dans l’histoire tourmentée de mes ancêtres… Cet Exodus dont j’ai bien des fois admiré la plaque commémorative à Sète… Et je songe aussi aux transatlantiques empruntés par notre Rose lors de ses allers-retours entre l’Europe et son exil…
L’artiste thématise aussi l’épopée homérienne dans une nouvelle tapisserie murale nommée justement Odyssée et qui mélange à nouveau les errances anciennes et modernes, variant à l’infini ces six thématiques de la guerre, des ruines, de la traversée des mers, des camps de réfugiés et de manifestations afin de jeter des passerelles entre l’Antiquité et les contemporanéités…
Ainsi, les représentations en épures noires et blanches dont le graphisme renvoie à des bas-reliefs de l’Antiquité égyptienne, grecque ou romaine font écho aux clichés où l’artiste s’est photographié devant des monuments emblématiques du monde entier en faisant un doigt d’honneur aux responsables politiques, dénonçant leur inertie face aux crises migratoires actuelles.
Le poème de Rose, Nausicaa, me revient en mémoire… Ναυσικάα / Nausikáa, la radieuse princesse presque épouse d’Ulysse, dont nous apprenions l’histoire en cours de grec…
Les vaisseaux, les guerres, les exils, et au milieu de ces errances les destinées, les amours, les bonheurs, malgré les horreurs… Les 40 images de cette œuvre nommée Study of perspective se superposent aux dessins néo-antiques et évoquent l’inexorable Fatum qui broie, depuis des millénaires, les « petits » malmenés par les « grands »…
Enfin, et c’est sans doute, avec les vêtements des Migrants, ce que j’ai trouvé de plus marquant dans cette monumentale démonstration d’art engagé, le visiteur peut admirer des vases chinois dont la porcelaine aux bleus sombres dépeint, encore et toujours, ces thèmes de l’exil et de la guerre ; ces pièces que l’artiste a fait fabriquer selon les techniques de l’ancienne dynastie des Ming dans la province du Jiangxi, berceau de la production de porcelaine chinoise, nous bouleversent en juxtaposant les savoir-faire millénaires et la beauté de ces blancs immaculés alliés aux bleus outremarins avec les tourments des Migrants de toutes les époques…
Voilà ce qui m’a émue en
découvrant cette incroyable exposition : l’universalité de l’art lorsqu’il
se met au service de l’Humain.
Et c’est aussi ce qui frappe les lecteurs de Rose Ausländer, cette empathie de la poétesse avec la condition humaine, alliée à sa force de résilience, celle-là même qui permet l’espérance par-delà les horreurs…
…das Wasser brüderlich fremd
schwemmt weg die Trümmer deines Traums
das Wasser dein
Bruder im Exil
…l’eau fraternellement étrangère
emporte en ses flux les ruines de ton rêve
l’eau ton
frère en exil
Rose Ausländer, de Bruder im Exil, „Blinder Sommer“ (traduction Sabine Aussenac)
Il faudrait vous parler de bien d’autres éléments encore qui émaillent les expositions au K20 et au K21 de Düsseldorf, depuis les 60 millions de graines de tournesols de porcelaine, peintes à la main jusqu’aux innombrables clichés de l’artiste dissident confronté au régime qui le poursuivait, mais peut-être aurez-vous l’occasion de découvrir tout cela en allant à sa rencontre…
(Récit du 12 juillet 2019 : pour des raisons techniques, les textes concernant le voyage de Rose n’ont pu être mis en ligne plus tôt…)
En allemant sur les traces de Rose en ce début d’été, je savais déjà que ce pèlerinage s’inscrirait en parallèle avec un monde où l’antisémitisme aurait à nouveau souvent pignon sur rue…
En effet, tous les quinze jours, un cimetière juif est profané outre-Rhin… Ma démarche s’inscrit dans une actualté brûlante, car rien n’est acquis… Et les dérives des populismes, dans le monde entier, de Bolsonaro au Brésil à Salvini en Italie, m’amènenet à penser que j’ai raison de vouloir écrire au sujet de Rose…
Le ministre des affaires étrangères Heiko Maas lui-même a récemment appelé à une extrême vigilance… Le rabbin Yehuda Teichtal, président du centre d’éducation juive Chabad de Berlin, a été en effet violemment agressé début août…
Car quand un rabbin reçoit des insultes et des crachats, c’est toute la communauté juive allemande qui est visée, et toute l’Allemagne qui ressent honte et dégoût… Heiko Maas affirme que le pire serait l’indifférence face à ces actes ignobles, car c’est bien l’indifférence qui a amené à la Shoah… Il me semble donc vraiment important d’évoquer, encore et toujours, la mémoire de la barbarie, pour lutter contre ses résurgences…
Par un heureux hasard, j’avais
choisi un hébergement tout proche de la « Gerhart Hauptmann Haus »,
de la Fondation Gerhart Hauptmann à Düsseldorf. Et en arrivant depuis la gare
centrale, c’est le visage de Rose qui m’accueillit, comme un signe…
Le 12 juillet, en attendant Helmut Braun, j’ai pu tranquillement me plonger dans la superbe exposition consacrée par Helmut Braun aux regards croisés sur Rose Ausländer et sur la poétesse américaine Marianne Moore, entre lettres, images d’archives et textes traduits.
L’exposition s’était ouverte sur une soirée d’introduction lors de laquelle HElmut Braun avait explicité les liens entre les deux poétesses, accompagné par les lectures en anglais de Cornelia Schönwald.
Marianne Moore a joué un rôle essentiel lors du changement de style opéré par Rose Ausländer, de nombreux écrits en témoignent et évoquent les textes anglais de notre poétesse, préludes à son retour vers l’écriture en langue allemande après la césure du silence, conséquence de la Shoah.
Le livre « Liebstes Fräulein Moore /Beautiful Rose », bien plus que le catalogue de cette exposition, riche et dense, dirigé par Helmut Braun, est aussi disponible aux bien nommées éditions Rimbaud :
J’ai pu aussi découvrir les locaux de cette intéressante fondation consacrée au rayonnement et à la mémoire de la culture des anciens territoires de l’Est de l’Allemagne, ainsi que des territoires occupés par des Allemands dans l’Europe du Sud, et à toutes les personnes déplacées lors des grandes migrations autour des deux guerres mondiales. La Charte dédiée à ces « Migrants » trône à l’entrée du bâtiment et m’a cruellement rappelé notre actualité… Et sur la façade, le touriste curieux peut admirer un carillon surplombant une belle citation :
„Der alten Heimat zum Gedanken, der neuen Heimat zum Dank“ ( « En hommage à l’ancienne patrie, en remerciement à la nouvelle patrie »). Voici quelques notes de ces cloches des renommées perdues, mais sauvegardées…
Helmut Braun arriva ensuite et ce fut comme si nous nous étions toujours connus, peut-être déjà liés par les écrits de Rose… Il faut dire que Helmut a consacré sa vie à cette poétesse qu’il a connue lorsqu’il était tout jeune écrivain et éditeur, qu’il a ensuite accompagnée jusqu’à la fin avant de ne cesser de diffuser son oeuvre immense…
Chaleureux, à l’écoute, très humain et simple malgré ses innombrables casquettes d’auteur, d’éditeur, de conférencier…, il commença par me montrer la salle de conférence Eichendorff, celle-là même où Rose reçut un grand prix littéraire en 1977, prix qu’elle partagera cette année-là avec Reiner Kunze : le prix Andreas Gryphius.
Helmut Braun dans la salle Eichendorff
Puis nous partîmes pour suivre les traces laissées par notre Rose au gré de la ville de Düsseldorf, en premier lieu vers l’ancienne « Pension Cordes », Gustav-Poensgen-Straße, dans laquelle la poétesse posa sa « valise de soie » en 1965.
Cette rue emblématique de Friedrichsstadt, encore aujourd’hui lumineuse et colorée malgré une récente polémique autour de l’installation d’un mur anti-bruit, hébergea donc la poétesse, qui composa ses textes en regardant se balancer la canopée des platanes…
Des mots bien différents de ses poèmes de jeunesse, orphelins des rimes et de l’enfance, ayant traversé l’Holocauste et les années d’exil et sans doute aussi influencés par « la » rencontre avec Paul Celan… En témoigne ce poème dont le titre est aussi celui du recueil rassemblant les œuvres de 1957 à 1963 :
Die Musik ist zerbrochen
In kalten Nächten wohnen wir
mit Maulwürfen und Igeln
im Bauch der Erde
In heißen Nächten
graben wir uns tiefer
in den Blutstrom des Wassers
Hier sind wir eingeklemmt zwischen Wurzeln
dort zwischen den Zähnen der Haifische
Im Himmel ist es nicht besser
Unstimmigkeiten verstimmen
die Orgel der Luft
die Musik ist zerbrochen
**
La musique est brisée
Dans de froides nuits nous vivons
avec des taupes et des hérissons
dans le ventre de la terre
Dans de froides nuits
nous nous enterrons plus profondément
dans le flux sanglant de l’eau
Ici nous sommes coincés entre des racines
là entre les dents des requins
Au ciel ce n’est pas mieux
des dissonances désaccordent
les orgues de l’air
la musique est brisée
Nous remontons en voiture. Je suis très émue de concrétiser le lien qui me lie à Rose depuis tant d’années en posant mon regard sur ce qui a été sa vie… Direction à présent Oberkassel, l’un des plus quartiers de la cité rhénane, réputé pour les splendides façades des splendides demeures patriciennes dominant les berges du Rhin.
Nous passons sur l’immense pont pour rallier l’autre rive, apercevant la grande roue installée pour la kermesse annuelle qui bat son plein, avant de nous garer non loin de l’église de la Résurrection dont l’image orne le site de la paroisse :
Car c’est dans cette église, située non loin d’un petit logement social loué, mais bien peu occupé par Rose durant les dernières années de sa vie, que notre poétesse donnera plusieurs lectures, grâce à son amitié avec le pasteur Reimar Zeller, théologien et historien de l’art, et avec l’épouse de ce dernier, l’écrivaine Eva Zeller.
Le 13 Mai 1971, des
poèmes de Rose furent aussi mis à l’honneur en musique dans cette église,
puisque le Trio Radio Zürich a, lors de son concert « Konfrontationen-
jazz et poésie en parroisse » joué sur ses textes et d’autres poésies
de Eva Zeller, Dirk Heinrichs, Peter Jokostra et Ernst Meister, une soirée qui
donnera même lieu à un enregistrement publié dans la maison de disque Asso en
1971…
Et c’est Eva Zeller, elle-même
poétesse, qui tiendra le discours de « laudatio » pour Rose Ausländer
lors de la remise du prix Ida Dehmel en 1977.
En 1972, Rose était déjà confrontée à différents soucis de santé, et reçut un agrément pour s’installer dans un logement social dans la Mönchenwerther Straße, traversant donc le Rhin pour venir vivre dans un modeste immeuble de briques rouges.
Mais en en fait, elle n’habitera pas vraiment dans cet appartement : très peu de temps après avoir investi ce nouveau lieu de vie, elle fera une chute et, privée de toute autonomie après cet accident, se verra proposer une chambre dans la Nelly-Sachs-Haus, la maison de retraite de la communauté juive de Düsseldorf, juste à l’orée de son cher Nordpark, à nouveau sur la rive droite du Rhin…
De 1972 à sa mort, en
1988, Rose demeurera donc en ce lieu assez spécifique, puisque d’une part
magnifiquement situé, et d’autre part empreint d’une réelle philosophie de vie,
comme en témoigne ce bel article que je vous invite à lire.
Certes, suite à des transformations, la chambre dans laquelle Rose séjourna, grabataire mais toujours active en écriture, n’existe plus, mais un petit salon porte encore son nom, et j’ai eu plaisir à marcher sous les frondaisons des arbres du Nordpark qu’elle affectionnait tant…
Helmut et moi prendrons
un café dans le parc, après avoir arpenté les allées et respiré le parfum des
roses. Il me raconte encore comment Rose, après avoir passé quelques années en
profitant encore de promenades au sein du parc, décidera un jour de son plein
gré de ne plus quitter son lit, sachant que somme toute elle pouvait malgré
tout continuer à y écrire… Et c’est depuis ce lit qu’elle dictera certains
textes au jeune écrivain et déjà éditeur Helmut Braun, avec lequel elle nouera
une relation quasi maternelle et très fusionnelle, unique. Tous les vendredis,
à 18 h 45, il avait la chance de pénétrer ainsi dans le petit appartement dans
lequel Rose bénéficiait même des soins d’une infirmière privée, et, au milieu
des manuscrits, des livres, la poétesse lui livrait des textes de plus en plus
aboutis. C’est ainsi que Helmut deviendra le dépositaire du Fonds Ausländer.
Ce poème décrit parfaitement
l’univers à la fois si réduit et si immense dans lequel Rose va vivre les
dernières années de sa vie, son lit un navire proustien, sa mémoire immense et
sa créativité totalement libérée malgré les entraves de la corporéité ; je
vous le livre avec cette jolie traduction en espagnol…
Depuis plusieurs années, Helmut Braun et la Société Rose Ausländer se battent pour qu’une partie du Nordpark prenne le nom de « Jardin Rose Ausländer », et je partage cette envie, tant l’on y sent encore sa présence palpable, entre les arbres et les allées tant évoqués au fil des poèmes… En effet, c’est lors de l’anniversaire des dix ans de sa disparition, le 3 janvier 2008, qu’Helmut formula cette demande au Schauspielhaus de Düsseldorf…
„Um dem Erinnern an Rose Ausländer in Düsseldorf einen Ort zu geben,
wünschen wir uns, dass ein Teil des Nordparks gegenüber dem Nelly-Sachs-Haus,
den Rose Ausländer sehr geliebt hat und in zahlreichen ihrer Gedichte
thematisiert, ihr zu Ehren « Rose-Ausländer-Garten » getauft wird.
Dieser Wunsch, den Helmut Braun am Ende der Lesung zum 20. Todestag im
Schauspielhaus am 3. Januar 2008 formuliert hat, fand beim Publikum viel
Beifall und wir hoffen, auch weiterhin auf Ihre Unterstützung zählen zu können.“
(à lire sur la page d’accueil
de la Rose Ausländer Gesellschaft :
C’est un peu plus loin, dans le Nordfriedhof, que repose Rose.
J’aime infiniment les cimetières allemands, et celui-là ne déroge pas à la règle : paisible, ombragé par d’immenses arbres, on peut y flâner comme dans une forêt… Rose est morte le 3 janvier, le jour de mon anniversaire, en 1988… Elle repose parmi d’autres tombes juives, et je vais déposer un petit caillou sur la pierre tombale, la matzevah, selon la tradition hébraïque. Le caillou provient du Waldfriedhof de Duisbourg, dans lequel est enterré mon grand-père allemand… En accomplissant ce geste hautement symbolique au regard de mon histoire personnelle et de mon lien avec le judaïsme, j’ai l’impression qu’une boucle est bouclée…
Helmut dépose un bouquet sur la tombe, de la part du neveu de Rose, qui vit aux USA. Il me raconte aussi l’anecdote liée à l’étrange inscription en hébreu, presqu’effacée, au-dessus du nom de la poétesse. Rose Ausländer a toujours entretenu un lien bien particulier avec le judaïsme, et, lors de sa disparition, son frère avait été choqué de voir que le Rabbin avait insisté pour que figure le nom de leur père sur sa tombe, selon la tradition ashkénaze ; il a ensuite tout bonnement repeint l’inscription… pour la rendre quasiment illisible… !
-je vous renvoie
modestement à mon mémoire de DEA si vous souhaitez en savoir plus sur ce thème…
Toujours sur le site de
la Société Rose Ausländer, j’avais pu lire qu’une rue lui serait dédiée dès
septembre 2019…
„September 2019
Düsseldorf, Enthüllung des Straßenschildes „Rose Ausländer-Straße » im Stadtbezirk Derendorf im Bereich der neuen Fachhochschule. Gemeinsame Veranstaltung der Rose Ausländer-Gesellschaft e.V., der Jüdischen Gemeinde Düsseldorf, des Kulturamtes und des Bezirksamtes Derendorf u.a. (Zusätzliche Informationen folgen)“
Et c’est vers cette rue tout juste asphaltée du district de Derendorf, sise en plein terrain vague et en cours de construction, que me mènera encore Helmut en fin de journée. La plaque n’est pas encore là, mais la rue existe donc bel et bien, terra incognita, un peu à l’image de cette poésie si vaste et bouleversante qui m’habite depuis 1995… Au bout de la mince bande goudronnée se dresse la silhouette apparemment inoffensive d’un bâtiment de briques brunâtres ; il s’agit de l’ancien abattoir de la Rather Straße, de sinistre mémoire, puisque plus de 6000 juifs y furent, entre octobre 1941 et janvier 1945, parqués, avant d’être envoyés vers des ghettos ( comme celui de Riga ou de Minsk) et vers les camps de Theresienstadt et Auschwitz…
„Nutzung des Schlacht- und Viehhofs während des Nationalsozialismus
Während der Zeit des Nationalsozialismus wurden Juden auf dem Weg in die
Deportation im Düsseldorfer Schlachthof festgehalten und vom nahe gelegenen
Güterbahnhof aus weitertransportiert. Der normale Schlachthof-Betrieb lief
weiter.Der Schlacht- und Viehhof diente nicht nur für Düsseldorfer Juden, die
deportiert werden sollten, als Sammelplatz, sondern auch für Juden aus dem
gesamten Regierungsbezirk Düsseldorf, also dem Einzugsbereich der
Staatspolizeileitstelle Düsseldorf. Die Deportationen von Derendorf aus fanden
zwischen dem 26./27. Oktober 1941 und Januar 1945 statt. Es wurden mindestens
6.000 jüdische Bürger aus der ganzen Region von Düsseldorf aus deportiert, so
etwa in die Ghettos von Lodz/Litzmannstadt, Minsik, Riga und Izbica bei Lublin
sowie nach Theresienstadt und in das Vernichtungslager Auschwitz-Birkenau.
Einen ausführlichen Bericht über eine Deportation verfasste der Schutzpolizist
Paul Salitter“
L’abattoir fut encore en
fonction jusqu’en 2002, avant que la plus grande partie du lieu et des
bâtiments ne soient dédiés à la construction du nouveau campus de la HSD, la « Hochschule
de Düsseldorf », et que seule une partie des anciens abattoirs soit
transformée en lieu de mémoire.
La rue Rose Ausländer
aura donc toute sa place ici, entre remémoration de la Shoah et culture…
C’est justement un joli bain culturel qui va clore cette journée intense en émotions et découvertes : de retour à la maison Gerhart Hautmann, je vais avoir le privilège d’assister au « Finissage » de l’exposition, qui s’ouvrira avec un beau discours prononcé par Helmut Braun, avant se de se terminer en apothéose avec la chanteuse et comédienne Gesine Heinrich, qui a mis en musique les poèmes anglais de Rose. Sa voix profonde et ses mélodies percutantes ou sensibles s’allient à la perfection avec les pleins et les déliés ausländeriens.
Voilà… La journée touche
à sa fin et j’ai l’impression que Rose a partagé beaucoup de choses avec moi,
avec vous… Et pourtant, il y a encore tant à dire…
PS: Quelques jours plus tard, je découvrirai avec bonheur une belle initiative de la communauté juive de Düsseldorf, au gré d’un article de la Jüdische Allgemeine:
Et je retrouverai Herbert Rubinstein, dont je vous ai déjà parlé dans l’article au sujet de Jan Rohlfing; en effet, ce rescapé de la Shoah était venu en fin d’année scolaire parler à des élèves d’un lycée de Düsselorf du projet de la S.A.B.R.A, (Servicestelle für Antidiskriminierungsarbeit – Beratung bei Rassismus und Antisemitismus ),( la cellule dédiée à la lutte contre les discriminations et au conseil autour du racisme et de l’antisémitisme de la communauté juive locale), projet consistant à éveiller les consciences des plus jeunes sur la thématique de l’Holocauste, en Ukraine et ailleurs, au moyen de différents ateliers.
Différentes initiatives ont été présentées à cette occasion, dont une BD autour du Journal d’Anne Franck, traduite en ukrainien, un mémory autour de symboles juifs, un roman graphique relatant la vie de cinq enfants juifs durant la Shoah, et un film autour de la vie d’Herbert Rubinstein… Ce projet est soutenu par les autorités politiques, et je me réjouis de voir que des voix, inalssablement, s’élèvent contre l’oubli.
C’est autour d’un gâteau aux framboises et au müsli que Eva-Susanne Ruoff et Jan Rohlfing m’ont reçue le lendemain de mon arrivée à Düsseldorf, dans leur merveilleuse maison non loin de Ratingen, dont l’immense séjour accueille aussi des concerts privés.
La divine table…
La grande baie vitrée donne sur un parc centenaire, abritant saules et nénuphars. Avec bienveillance et une incroyable modestie, ce couple d’artistes à l’aura indéniable s’est donc confié au sujet du magnifique projet de “Wirf Deine Angst in die Luft”, (“Jette en l’air ta peur”) , qui a donné naissance, après deux années de préparation et de travail, à ce CD comprenant un “Hörbuch” – un livre-audio- et une plaquette; sortie en 2018, lors du vingtième anniversaire de la disparition de Rose Ausländer, cette production s’est hissée immédiatement en tête des ventes, jusqu’à devenir meilleure nouveauté de l’année 2018 avec le premier prix hr2/ARD et à être nominée pour le prix de la critique du disque en Allemagne, avant d’être hébergée, parallèlement à sa parution dans la maison d’édition Griot, par la “guilde Gutenberg”, un portail internet rassemblant l’essentiel de la littérature des pays de langue germanique.
Oui, voilà notre Rose joyeusement célébrée outre-Rhin, grâce à la persévérance et au talent de Jan Rohlfing, un artiste passionné aux multiples casquettes, puisque ce Rhénan, bercé par le jazz et par les standards du rock des seventies, après avoir vécu plusieurs années à New York et LA, et après avoir fondé une école de batterie et son propre studio d’enregistrement, se partage entre ses compositions personnelles, son travail d’enseignant, des participations à des projets prestigieux et une vie de famille: sa compagne tout aussi talentueuse, violoncelliste et concertiste, a d’ailleurs aussi largement porté le projet Ausländer…
La création de ce “Hörbuch” va d’ailleurs bien au-delà de la simple mise en musique des textes de Rose Ausländer, et c’est aussi ce qui transparaît à la fois lors des multiples concerts donné par l’orchestre de chambre portant le projet – composé de neuf musiciens – et dans le succès du CD; car on retrouve dans ce travail non seulement la modeste magnificence des textes de la poétesse, considérée en Allemagne comme l’une des voix majeures de la poésie du vingtième siècle, mais aussi tous ces thèmes d’une brûlante actualité que sont l’idée de la patrie, de l’identité et de la langue maternelle perdues, de l’exil, des réfugiés…
L’idée n’était pas cependant de composer uniquement autour de la Shoah, même si Rose Ausländer a bien évidemment fait partie des survivants de l’Holocauste et si cette thématique émerge souvent en filigrane de ses poèmes, car la réduire à cette césure de la Shoah ne rendrait pas hommage à l’immensité de son oeuvre si variée et protéiforme. C’est pourquoi le travail de Jan Rohlfing s’est articulé autour de toute la vie et de toute l’oeuvre de la poétesse, les 56 plages du CD, qui alternent entre voix et compositions musicales, balayant l’intégralité du parcours de Rose, de sa naissance à Czernowitz, en Bucowine, à sa fin de vie dans la maison de retraite Nelly Sachs à Düsseldorf.
Le Foyer Nelly Sachs en 2019
Au fil de notre entretien agréablement ponctué par les sourires des trois enfants du couple qui reviennent de l’école en ce dernier jour de classe, Jan insistera sur la connivence qui s’est peu à peu créée entre la poésie et la musique, une réelle symbiose étant nécessaire afin de mettre en valeur les mots de Rose, qu’ils parlent de l’innocence de l’enfance, des noirceurs de la Shoah ou de la pureté de l’amour. En sept chapitres ponctuant le parcours de celle que Celan nomma la “Rose de personne” (die Niemandsrose), c’est ainsi toute la richesse littéraire et humaine du paysage ausländerien qui se dévoile durant l’écoute de ce CD – ou des concerts -, la musique et les mots interagissant en chiasmes parfaits, donnant naissance à un nouvel univers osmotique qui fait toute la particularité de cette oeuvre poético-musicale.
Jan m’explique que chaque texte a donné lieu à un travail intense, le lyrisme de Rose se faisant, après la rupture de l’exil et ses poèmes anglais, de plus en plus elliptique, et combien il fut difficile d’inventer des notes en harmonie avec ces vers si minimalistes. Il cherche les partitions afin de me montrer quelques exemples, et ce n’est pas sans émotion que je découvre la genèse de ce travail que j’avais déjà écouté avec bonheur depuis Toulouse.
Ce livre-audio, qui a d’ailleurs été commandé spécialement par la Rose Ausländer Gesellschaft, inspirée par le travail précédemment réalisé par la “diseuse”, lectrice et comédienne Alicia Fassel, en coopération avec Susanne Ruoff-Rohlfing et le musicien lui-même autour d’autres textes poétiques de Else Lasker-Schüler et d’autres auteurs, n’existerait pas sans la voix extraordinairement profonde d’Alicia, qui semble porter chaque poème au fil de tessitures différentes. https://griot-verlag.de/assets/medien/hoerproben/Rose%20Auslaender%20Ich%20bin%20mit%20jedem%20Du%20verwandt.mp3
(cliquer sur Hörprobe) Alicia aime avant tout la musicalité propre à chaque poème de Rose. Et elle arrive à moduler ainsi les différentes variations de la vie et de l’oeuvre de notre poétesse, leurs deux voix rejoignant ainsi l’intime de la création et l’universel de la Shoah, tantôt chorégie rassemblant toute l’humanité, tantôt solo imprégné des unicités de Rose.
Chaque plage s’ouvre sur une lecture de texte, et le silence des pauses, si important pour que l’auditeur s’imprègne de l’anastomose entre lyrisme et musique, s’ouvre ensuite sur les compositions qui varient entre la profusion instrumentale de certains titres et le minimalisme d’autres plages plus épurées. Et l’on se sent transporté aux confins de la Mitteleuropa au rythme des accents yiddish rappelant des violons de Chagall, puis, dans le staccato new yorkais des cuivres et de la batterie, on plonge, au son des notes jazzy rappelant l’exil, dans l’humeur chaloupée de l’outre-atlantique avant de se recueillir dans l’atmosphère feutrée et mono instrumentale des textes tardifs de la poétesse, passant ainsi, au gré des arrangements de Jan Rohlfing, par les mille émotions procurées par cette vie d’artiste.
C’est d’ailleurs la propre voix de Rose Ausländer qui ouvre et conclut ce parcours, puisque des enregistrements effectuées par son ami et éditeur Helmut Braun permettent d’entendre cette voix quelque peu rocailleuse, grave et aux “r” tendrement roulés, que je vous offre ici au gré d’un autre enregistrement, dans lequel elle lit justement Else Lasker Schüler:
Ainsi, Rose est présente, par ses textes, par sa voix, par ses silences, accompagnant la musique et l’auditeur, évanescente et pourtant si réelle encore de par la puissance de son message.
Le 27 janvier 2019, lors d’un concert donné par l’ensemble Jan Rohlfing dans la Maxhaus à Düsseldorf à l’occasion de la Journée internationale dédiée aux victimes de l’Holocauste, Herbert Rubinstein, un survivant né, comme Rose, à Czernowitz, fera sourire avec émotion l’assemblée en disant:
Jan Rohlfing me raconte cette anecdote en m’expliquant l’atmosphère spéciale qui règne lors des concerts, qu’ils soient donnés dans des lieux de mémoire ou dans l’intimité de la maison de Derendorf, en insistant sur la réception multiple de la poésie mise en musique par différents publics, puisque le vecteur instrumental permet un tout nouveau rapport au texte initial. Et les propres enfants du couple, qui baignent dans la poésie de Rose depuis plus de deux ans, offrent parfois des pépites amusantes à leurs parents, tel l’un d’entre eux qui, voyant le lilas en fleurs dans le jardin familial, s’exclama au printemps “Der Flieder duftet uns jung”… – le lilas nous parfume en enfance… !
Pourtant, durant cette cérémonie, alors même que des représentants des communautés juives et tsiganes faisaient mémoire, des croix gammées étaient taguées sur le bâtiment…
Car les actes antisémites se multiplient outre-Rhin comme dans l’Hexagone et en Europe…
Voilà pourquoi je suis en route sur les traces de Rose, et voilà pourquoi les projets autour de son oeuvre font doublement sens, tant au niveau de son lyrisme que de l’engagement envers le devoir de mémoire…
Je vous invite à vous procurer le CD via les liens mis en parallèle avec le début de mon texte, et/ou à aller écouter Jan et son ensemble si vous êtes en Allemagne. Enfin, si ce petit texte arrive aux oreilles de l’Institut Goethe, de la Mairie de Toulouse ou d’autres institutions, je serais ravie que notre ville et notre région puissent inviter les Toulousains à venir écouter en “life” les délicieuses notes de ce projet, si nous invitions justement Jan et les musiciens à Toulouse pendant l’une de nos manifestations…. ( Je précise qu’il est un peu onéreux de faire déplacer les neuf membres de l’orchestre, d’où la perche que je tends ici, ne pouvant moi-même inviter ces artistes…)
Pour retrouver les dates de leurs concerts en Allemagne, ainsi que toutes les activités de Jan Rohlfing:
« Besuch aus Toulouse! Die Bloggerin und Autorin Sabine Aussenac hat uns gestern die Ehre gegeben. Sie ist extra aus Toulouse angereist um u.a. uns zu besuchen, über Rose Ausländer, ihr Leben und Schaffen und nicht zuletzt die Musik zu sprechen. Ihre Studien stehen in Zusammenhang mit einem Roman, den Madame Aussenac über Rose Ausländer schreiben wird, sowie mit einem Interview mit mir in meiner Funktion als Komponist. Es war ein sehr angenehmes Treffen und wir freuen uns auf ein Wiedersehen! »
Le « crow funding » s’est transformé en petit crédit bancaire, mais je remercie les courageux donateurs qui seront bien entendu remboursés!
Trop épuisée pour vous en dire plus, mais tout est organisé, des rencontres en Europe aux expos de la rentrée -Lectoure d’abord, Espace du Judaïsme en novembre, Espace des Diversités durant la semaine franco-allemande, en partenariat avec la mairie de Toulouse…Et bien sûr, écrire…
« Ein Poem besucht den Dichter… » « Un poème rend visite au poète… »
Tu as été mon premier
livre « d’adulte »… Je devais avoir moins de 10 ans, mais déjà un
accès illimité à l’immense bibliothèque parentale, dans le bureau de mon père,
celle des livres de poche…
Est-ce la photo qui m’attira, avec ce quadrillage de cahier d’écolière ? Dès les premières minutes de lecture, je ne t’ai plus quittée… Aujourd’hui, petite Anne, tu aurais eu 90 ans, en ce 12 juin 2019. Tu serais sans aucun doute devenue une vieille dame malicieuse et délicieuse, résiliente et engagée. Je ne pouvais que te rendre hommage, et t’associer à mon projet de roman autour de Rose Ausländer, elle aussi victime de la Shoah.
« Les gens libres ne
pourraient jamais concevoir ce que les livres représentent pour les gens
cachés. Des livres, encore des livres, et la radio – c’est toute notre
distraction. »
Car tu as bien été, Anne,
ma marraine en écriture. Certes, depuis ma toute première lecture seule de « Suzy
sur la glace » et cette rédaction où, vers 7 ans, je déclarai déjà vouloir
écrire comme Andersen dont j’adorais les contes, je savais que les mots
guideraient mes chemins. Mais en découvrant ta plume alerte et profonde, sombre
et lumineuse, ta plume d’enfant et d’adolescente rêveuse et rebelle, je compris
que je pourrais, moi non plus, jamais me taire face aux bouleversements du
monde et aux injustices de la vie.
Ton journal, Anne, m’a
donc ouverte à la fois à l’écriture et à la césure de la Shoah. Et lorsque,
quelques années plus tard, mon grand-père allemand, qui avait fait, dans la
Wehrmacht, la campagne de Russie, m’a tendu « Exodus », le livre de
Leon Uris, en allemand, que j’ai là aussi dévoré d’un trait, à 13 ans, j’ai su
que ma vie durant je porterais cet héritage, semelles de plomb lestant la
légèreté de mon bilinguisme et de ma double culture franco-allemande dont je
suis si fière…
La rencontre, toute vie
est rencontre, et te rencontrer, Anne, a donné sens et impulsion à ma vie.
Longtemps, d’ailleurs, tu as été « ma seule amie »… Un peu
différente, très solitaire, plus âgée que mes frères et sœur et engoncée dans
un corps trop lourd, j’étais aussi souvent la risée de mes camarades, car vêtue
parfois de tenues traditionnelles allemandes ou encombrée d’un goûter au pain
noir, bien étrange collation face aux viennoiseries françaises… Combien de fois
m’a-t-on, dans la cour de joyeuse de ma chère école publique Colonel Teyssier,
à Albi, donné du « Hitler » et du « Bouboule », les deux
insultes se confondant en un harcèlement quotidien et lassant…
Mais qu’étaient ces
moqueries face à ce que tu avais, toi, Anne, vécu, cachée dans cette Annexe de
longues années durant, livrée à tes peurs, à la faim, à la solitude ?
« A partir de mai
1940, c’en était fini du bon temps, d’abord la guerre, la capitulation,
l’entrée des Allemands, et nos misères, à nous les juifs, ont commencé. Les
lois antijuives se sont succédé sans interruption et notre liberté de mouvement
fut de plus en plus restreinte. Les juifs doivent porter l’étoile jaune ; les
juifs doivent rendre leurs vélos, les juifs n’ont pas le droit de prendre le
tram ; les juifs n’ont pas le droit de circuler en autobus, ni même dans une
voiture particulière ; les juifs ne peuvent faire leurs courses que de trois
heures à cinq heures, les juifs ne peuvent aller que chez un coiffeur juif ;
les juifs n’ont pas le droit de sortir dans la rue de huit heures du soir à six
heures du matin ; les juifs n’ont pas le droit de fréquenter les théâtres, les
cinémas et autres lieux de divertissement ; les juifs n’ont pas le droit
d’aller à la piscine, ou de jouer au tennis, au hockey ou à d’autres sports ;
les juifs n’ont pas le droit de faire de l’aviron ; les juifs ne peuvent
pratiquer aucune sorte de sport en public. Les juifs n’ont plus le droit de se
tenir dans un jardin chez eux ou chez des amis après huit heures du soir ; les
juifs n’ont pas le droit d’entrer chez des chrétiens ; les juifs doivent
fréquenter des écoles juives, et ainsi de suite, voilà comment nous vivotions
et il nous était interdit de faire ceci ou de faire cela. »
Et encore, là, Anne, tu
parlais du passé, lorsque tu n’étais pas encore recluse dans l’Annexe…
J’avais presque honte de mes propres souffrances, et j’ai très tôt commencé, moi aussi, un journal, qui t’était adressé… Et, surtout, je t’ai lue, relue, en tous sens, laissant ton cahier ouvert sur ma table de chevet, sur mon bureau… Tu m’as accompagnée, ma vie durant.
« J’ai envie
d’écrire et bien plus encore de dire vraiment ce que j’ai sur le cœur une bonne
fois pour toutes à propos d’un tas de choses. Le papier a plus de patience que
les gens. »
Tu m’a appris le courage. Celui de faire face à l’innommable, à la barbarie, de ne jamais céder aux pressions, de toujours savoir dire non. Tu t’es, très jeune, battue contre une mère que tu pensais non aimante, puis contre les règles terrifiantes qui régnaient dans le microcosme de votre cachette. J’ai tenté, moi aussi, de m’élever contre les tyrannies, familiales parfois, professionnelles souvent, sociétales toujours, et d’apprendre à mes enfants et à mes élèves ce devoir d’insolence.
« Je ne veux pas, comme la plupart des gens, avoir vécu pour rien. Je veux être utile ou agréable aux gens qui vivent autour de moi et qui ne me connaissent pourtant pas, je veux continuer à vivre, même après ma mort ! Et c’est pourquoi je suis si reconnaissante à Dieu de m’avoir donné à la naissance une possibilité de me développer et d’écrire, et donc d’exprimer tout ce qu’il y a en moi ! En écrivant je peux tout consigner, mes pensées, mes idéaux et les fruits de mon imagination. »
Tu m’a offert l’obstination.
Celle qui t’a permis de résister à ces années de plomb, qui t’a donné cette
force incroyable de ne pas plier devant l’adversité, lorsque tu savais lever
les yeux pour apercevoir un pan de ciel bleu au milieu de ces noirceurs. C’est
à toi que j’ai pensé lors des interminables années de mon divorce et de mon
enfer social, ou en repassant un grand nombre de fois l’agrégation. Tu n’aurais
pas, toi non plus, baissé les bras.
« Une fois, je
descendis toute seule pour regarder par la fenêtre du Bureau privé et celle de
la cuisine. Beaucoup de gens trouvent la nature belle, beaucoup passent parfois
la nuit à la belle étoile, ceux des prisons et des hôpitaux attendent le jour
où ils pourront à nouveau jouir du grand air mais il y en a peu qui soient
comme nous cloîtrés et isolés avec leur nostalgie de ce qui est accessible aux
pauvres comme aux riches.
Regarder le ciel, les
nuages, la lune et les étoiles m’apaise et me rend l’espoir, ce n’est vraiment
pas de l’imagination. C’est un remède bien meilleur que la valériane et le
bromure. La nature me rend humble, et me prépare à supporter tous les coups avec
courage. »
Tu m’as légué l’espérance.
Cette faculté si précieuse de ne pas se laisser démonter par les coups du sort,
cette capacité que tu avais de penser que la guerre se terminerait et que tu
redeviendrais un jour la jeune fille insouciante qui pensait aux garçons et au
cinéma. C’est de toi que je tiens cette force et cet amour de la vie qui, au
plus profond de mes tourments, m’a permis de toujours me lever avec la joie de
vivre chevillée au corps et avec cette absolue persuasion que les hommes
peuvent être bons et vivre ensemble malgré mille différences.
« Je crois malgré
tout que dans le fond de leur cœur, les hommes ne sont pas méchants.»
Tu m’a guidée ainsi en
allégresse. Toi, petite Anne, prisonnière d’un destin implacable, morte dans
les atroces tourments des Camps d’extermination à quelques semaines de l’arrivée
des Alliés, tu as été, pourtant, ma lumière. Car ta voix, si puissante, si
enjouée, si guillerette malgré les certitudes de la barbarie, m’a insufflé ce
goût des mots et de la vie.
« Faire du vélo, aller danser, pouvoir siffler, regarder le monde, me sentir jeune et libre : j’ai soif et faim de tout ça et il me faut tout faire pour m’en cacher ».
Je t’en remercie.
« C’est un vrai
miracle que je n’ai pas abandonné tous mes espoirs, car ils semblent absurdes
et irréalisables. Néanmoins, je les garde car je crois encore à la bonté innée
des hommes. Il m’est absolument impossible de tout construire sur une base de
mort, de misère et de confusion, je vois comment le monde se transforme
lentement en un désert, j’entends plus fort le grondement du tonnerre qui
approche et qui nous tuera, nous aussi, je ressens la souffrance de millions de
personnes et pourtant, quand je regarde le ciel, je pense que tout finira par
s’arranger, que cette brutalité aura une fin, que le calme et la paix
reviendront régner sur le monde. »
Et c’est naturellement toi
qui as porté tous mes engagements autour du « devoir de mémoire »,
avec l’assurance que je me devais d’être une « passeuse », une « veilleuse »,
malgré les moqueries parfois (« toi, encore avec tes juifs…t’en as pas
marre, à force, de la Shoah ? » ), malgré la lassitude souvent, comme
après les attentats de Toulouse et la mort d’enfants juifs, encore et toujours,
au cœur de la ville rose, en 2012, car toujours nous devrons rester debout,
nous, les « survivants » de la génération d’après, ayant encore
entendu la voix de ceux qui sont revenus des Camps, afin de transmettre le flambeau
de l’Indicible.
Tu as été une petite fille heureuse, une adolescente cloîtrée mais combative, puis tu es devenue une étoile, une icône, un modèle. Tu incarnes encore aujourd’hui le destin des millions d’enfants broyés par le génocide, et ta joie de vivre a été celle de toutes les petites filles emportées dans des trains, depuis le Vel d’Hiv jusqu’en Pologne, depuis toutes les rafles sévissant dans notre Europe dévastée et soudain privées de leur destinée, de leur allégresse, de leur vie. Tu incarnes aussi, à mes yeux, le destin de toutes les victimes de toutes les guerres, tu pourrais écrire ton journal dans les ruines d’Alep ou depuis un sombre équipage empli de Migrants…
C’est pourquoi je te
confie, petite Anne, le destin de «notre Rose », puisque j’ai toujours ce
philosémitisme et l’amour des mots chevillés au corps et que je souhaite
raconter l’histoire d’une autre passeuse de mots, la poétesse Rose Ausländer…
Tout est lié, dans la ronde des destins brisés et des mots perdus, puis
retrouvés, car je souhaite faire connaître l’extraordinaire talent de Rose à un
vaste public, pensant plus que jamais que la poésie peut sauver le monde.
« Il est absolument
impossible de construire sur une base de mort, de misère et de confusion. »
Que dirais-tu, petite Rose, si tu t’éveillais en ce beau mois de juin de l’an 2019? Peut-être vaut-il mieux que tu sois partie en ce trois janvier 1988 -le jour de mon anniversaire…
Car que dirais-tu, toi qui avais vécu le ghetto, la Shoah, l’exil, en voyant ces portraits de rescapés de l’Holocauste vandalisés encore et encore à Vienne, tailladés au couteau, recouverts de croix gammées trois fois déjà ? Jusqu’à devoir être veillés par des groupes de jeunes chargés de leur protection, dont un groupe de musulmans, superbe geste de partage…
Que dirais-tu, Rose, en
voyant ces attaques récentes contre des synagogues, qui d’ailleurs s’inscrivent
en miroir des attaques contre des mosquées et des églises, comme si les
croyants du monde entier se faisaient soudain la proie de fanatiques… ?
Sans doute serais-tu
horrifiée aussi devant la recrudescence d’actes antisémites en Allemagne… Cette
Allemagne où tu avais pourtant choisi de vivre après la guerre et après ton
exil américain… « Deutschland trägt Kippa », « l’Allemagne porte une
kippa » : voilà l’appel que le gouvernement allemand a lancé aux
citoyens du pays en ce samedi 1er juin en signe de solidarité avec la
communauté juive, régulièrement visée par des attaques antisémites. On pouvait
même découper une kippa dans le célèbre quotidien « Bild »…
La France n’est pas en reste… Quelle nausée, après le score aux élections européennes, en voyant le score de l’extrême-droite, et quelle abomination que de voir, depuis des années, les actes antisémites se multiplier dans l’Hexagone… Des portraits souillés de notre merveilleuse Simone Veil aux vieilles dames torturées et défenestrées, des enfants juifs tués à bout portant à Toulouse aux stèles vandalisées des cimetières, la peste brune est bien présente en France…
« Sie kamen
mit
scharfen Fahnen und Pistolen
schossen
alle Sterne und den Mond ab
damit
kein Licht uns bliebe
damit
kein Licht uns liebe
Da
begruben wir die Sonne
Es war
eine unendliche Sonnenfinsternis”
(« Ils
vinrent
avec des drapeaux aiguisés et des
pistolets
exécutant toutes les étoiles et la
lune
afin qu’aucune lumière ne nous
demeure
afin qu’aucune lumière d’amour ne
nous abreuve
Alors nous fîmes sépulture au soleil
Son éclipse devint éternité »)
Plus que jamais, il
importe de rester debout, de dire non et de résister. Afin que l’éclipse de la
Shoah jamais ne se reproduise.
La petite Rose, née Rosalie Scherzer, entre ses parents
Rose Ausländer est née le 11 mai 1901 en Bucovine, la patrie d’un autre grand poète juif de langue allemande, Paul Celan. Hasard ou coincidence, c’est aujourd’hui, le 11 mai 2019, que je commence ce blog autour de mon projet d’écriture et de voyage sur les traces de Rose…
À l’occasion de cet anniversaire, je poste donc un petit article qui avait été mis en ligne il y a quelques années sur le site du Printemps des Poètes. Et voilà, si les lecteurs souhaitent aller plus loin, le lien vers un mémoire que j’avais consacré à Rose en 2005:
C’est
un matin de 1995, à la bibliothèque du département d’Études Germaniques de
l’université Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand, que je plongeais, par hasard ou
par miracle, pour la première fois dans l’œuvre bouleversante de Rose Ausländer.
Le
« Phénix de la Bucovine » était alors encore quasiment ignoré du monde
universitaire français. Dans une Allemagne encore confrontée à ce « deuil
impossible » de l’après-Shoah, la poétesse était essentiellement choyée et
reconnue par la presse et le public, symbole de résilience, adulée pour sa
survivance à la barbarie et pour son escapisme dans les arcanes d’une
langue-refuge, aux accents de plus en plus célaniens. C’est donc bien autour de
cette césure fondamentale du génocide et, par conséquent, autour de la
problématique de la judaïté, que se noue le rapport passionné de Rose Ausländer
et de son public allemand.
Elle
est aujourd’hui enfin reconnue comme l’égale d’autres grandes poétesses juives
de langue allemande, mais toujours ignorée du grand public français, et c’est
dommage…
Lire
Rose, c’est tout d’abord être aveuglé par l’empreinte de ce linceul lancinant
de la Shoah, décryptant dans le suaire des mots, dans cet ossuaire testimonial,
l’itinéraire ce cette « Juive errante qui n’eut qu’un seul espace, celui du
verbe. Cependant, au fil de la découverte plus pointue de l’œuvre abondante de
cette poétesse atypique, au gré de l’hétérogénéité de cette langue éclatée et
polymorphe, allant de la célébration rilkéénne des débuts à l’indicible pneuma
caractérisant les dernières productions poétiques, on en vient à comprendre le
silence ausländerien, cette insoutenable légèreté de l’essence poétique d’une
femme brisée, mais digne, d’une survivante chantant encore le lilas de
l’enfance malgré « le lait noir de la mémoire ». C’est justement cet équilibre
entre l’être et le néant, cette force de survivance qui sous-tend toute son
œuvre : « Ecrire, c’était vivre. C’était survivre. »
L’anamnèse
se fait naissance, la mimésis se muant en alliance fertile, comme en témoigne
la présence symbolique de la thématique chromatique de l’arc-en-ciel.
L’écriture devient pneuma, le verbe se fait vie. Rose Ausländer, poétesse juive
en sursis d’espérance, plonge ses racines dans le terreau de la judaïté pour
atteindre ces étoiles qui la guident envers et contre toutes les ténèbres.
La
poésie devient Table de la Loi pour cette héritière vagabonde d’une
Mitteleuropa perdue, pour celle qui, sans attache matérielle ou familiale
aucune, ne posa ses valises que d’hôtel en hôtel, puis Mila, rite initiatique et rémanent intégrant l’individu au groupe
social, à la tradition et au monde juif. La poésie, circoncision de l’âme, tel
un acte d’allégeance qui permet un enracinement dans l’espérance et la
confiance :
Ein
Lied
erfinden
heißt
geborenwerden
und
tapfer singen
von Geburt zu Geburt.
***
Inventer
un poème
signifie
être mis au monde
et courageusement chanter
d’une naissance à l’autre
Rose
Ausländer, un jour, oubliera l’allemand. Elle mettra de longues années à
recouvrer la vue et la parole, se réfugiant dans un exil linguistique anglais
et /ou dans le silence, ne recommençant à fréquenter la langue de Goethe qu’en
1956, après ce deuil impossible de la Bucovine perdue, de la mère disparue, des
55000 juifs sacrifiés du ghetto de Czernowitz. Le souvenir des blasphèmes
provoqués par la barbarie humaine taraude sa mémoire en mal de lumière :
Sie
kamen
mit
scharfen Fahnen und Pistolen
schossen
alle Sterne und den Mond ab
damit
kein Licht uns bliebe
damit
kein Licht uns liebe
Da
begruben wir die Sonne
Es war eine unendliche Sonnenfinsternis
***
Ils vinrent
avec des drapeaux aiguisés et des
pistolets
exécutant toutes les étoiles et la
lune
afin qu’aucune lumière ne nous
demeure
afin qu’aucune lumière d’amour ne
nous abreuve
Alors nous fîmes sépulture au soleil
Son éclipse devint éternité
Éternité
d’une langue morte, de cette langue brune qui donnait l’ordre de mort, qui
soudain ne pouvait plus exprimer les lilas de l’enfance ni les méandres du
Pruth se confondant avec les circonvolutions de la Morariusgasse natale,
éternité d’une rupture définitive entre l’être stellaire de la poétesse et le
néant de la Shoah. La poétesse énucléée, mise au ban de toute vie, prononce vœu
de silence et s’enferme dans un Carmel littéraire doloriste, incapable, de
longues années durant, de jouer un autre rôle que celui de la petite fiancée de
l’Amérique.
Pourtant,
elle reviendra à la langue allemande, vers cette Ithaque retrouvée et délivrée.
En plongeant au cœur même de la tourmente, en travaillant sur cette écriture
qui la porte, en se colletant avec celle qui lui était devenue étrangère, elle
dépassera l’orthorexie des écrits testimoniaux dédiés à l’holocauste pour
atteindre l’humain, tout en transcendant les encorbellements parnassiens de sa
jeunesse. Fidèle à son peuple à travers les liens vernaculaires qui l’unissent
à son histoire, elle saura remodeler les mots, terre glaise d’une aube nouvelle
dessinée à l’aulne de sa langue-souffle, inspirée par les césures célaniennes.
Elle écrit « comme elle respire », avec la facilité d’une enfant chantonnant au
soleil et la grâce d’une adolescente amoureuse, avec la majesté d’une femme
libre et digne, grabataire décennale ne se départissant jamais de son humour.
La vieille dame dialysée, qui produira l’ultime et magnifique recueil « Je
compte les étoiles de mes mots, aimait à se moquer de la « poétesse aux
perfusions ».
Ce sont là les trois accords de la valse ausländerienne, celle qui retentira entre la Mitteleuropa perdue et New York, de la Bucovine de l’enfance à Düsseldorf, avec ce rythme ternaire de louange, de doute et de résilience.
Rose Ausländer, en 1922, avec son futur mari Ignaz Ausländer, aux Etats- Unis…
Schné Ensemble: « Schweigen II – Ich war ein Vogel » Lyrics by Rose Ausländer Music by Ingo Höricht Schné: Gesang Mariska Nijhof: Akkordeon und Gesang Matthias Schinkopf: Percussion Ingo Höricht: Gitarre Michael Berger: Piano David Jehn: Kontrabass StudioHire Tonstudio, Ottersberg Kamera 1: Jan Richter Kamera 2: Jasper Rother Kamera 3: Jannick Mayntz Audio Aufnahme und Mischung: Christian Mayntz Regie und Schnitt: Jannick Mayntz http://www.schne-ensemble.de
J’ai pour projet d’écrire un
roman autour de Rose Ausländer, à laquelle j’ai consacré un mémoire de DEA en
2005, un peu à la manière de la « Charlotte » de David Foenkinos ou de
« Vivre ici est une splendeur », consacré à Paula Modersohn-Becker, de
Marie Darrieussecq, une sorte de biographie mâtinée d’imaginaire et entrecoupée
de mes propres traductions des poèmes de Rose.
En parallèle, j’ai imaginé la
création d’un événement participatif en rédigeant une sorte de « journal de
voyage », de Düsseldorf à Czernowitz (où je me rendrai dans un an), en
passant par des lieux de mémoire juifs -Berlin, Vienne, où Rose a vécu, Prague,
pour respirer l’air de la « Mitteleuropa », et en partageant sur
« les réseaux sociaux » (Facebook, Twitter, Instagram) le récit et des
photos et vidéos de ma quête, afin de sensibiliser aussi les jeunes publics à
cette démarche, un peu à la manière de « Eva-stories » sur Instagram…
Je diffuserai aussi le récit de
mes diverses rencontres, puisque j’ai d’ores et déjà rendez-vous avec l’ami et
éditeur de Rose Ausländer, l’infatigable Helmut Braun, et avec le musicien et
créateur Jan Rohlfing, qui vient de consacrer un CD aux textes de la poétesse.
J’explore actuellement d’autres pistes, afin de trouver des lieux de rencontre
pour des lectures poétiques autour de ce projet et de mes propres textes à
Düsseldorf, Berlin, Vienne et Prague, entre le 10 juillet et le 11 août 2019,
et souhaite aussi pouvoir être reçue par les communautés juives des villes
visitées. Toutes vos idées de contacts sont les bienvenues!!!
Le projet prend forme petit à
petit, et, si vous le souhaitez, je compte sur vos partages nombreux pour le
faire vivre, et pour donner de la crédibilité à cette démarche, qui s’inscrit
aussi dans la perspective d’une création protéiforme européenne, mêlant
histoire et actualité et nous sensibilisant, à la manière des
« Stolpersteine » -pavés de mémoire-, au Devoir de mémoire, se voulant
lutte concrète contre les populismes et les poisons de l’antisémitisme, mais
aussi bien sûr défense vivante de la poésie et de la littérature.
Le point d’orgue de ce périple d’engagements
littéraires participatif sera une exposition consacrée à ce projet dans un lieu
culturel de la Ville Rose, qui complètera une ou plusieurs lectures et conférences
autour de Rose Ausländer.