Une journée particulière…

(Récit du 12 juillet 2019 : pour des raisons techniques, les textes concernant le voyage de Rose n’ont pu être mis en ligne plus tôt…)

En allemant sur les traces de Rose en ce début d’été, je savais déjà que ce pèlerinage s’inscrirait en parallèle avec un monde où l’antisémitisme aurait à nouveau souvent pignon sur rue…

En effet, tous les quinze jours, un cimetière juif est profané outre-Rhin… Ma démarche s’inscrit dans une actualté brûlante, car rien n’est acquis… Et les dérives des populismes, dans le monde entier, de Bolsonaro au Brésil à Salvini en Italie, m’amènenet à penser que j’ai raison de vouloir écrire au sujet de Rose…

https://www.tagesspiegel.de/politik/antisemitismus-in-deutschland-jede-zweite-woche-wird-ein-juedischer-friedhof-geschaendet/24865114.html

Le ministre des affaires étrangères Heiko Maas lui-même a récemment appelé à une extrême vigilance… Le rabbin Yehuda Teichtal, président du centre d’éducation juive Chabad de Berlin, a été en effet violemment agressé début août…

https://www.i24news.tv/fr/actu/international/europe/1564643189-allemagne-le-rabbin-yehuda-teichtal-agresse-a-berlin

Car quand un rabbin reçoit des insultes et des crachats, c’est toute la communauté juive allemande qui est visée, et toute l’Allemagne qui ressent honte et dégoût… Heiko Maas affirme que le pire serait l’indifférence face à ces actes ignobles, car c’est bien l’indifférence qui a amené à la Shoah… Il me semble donc vraiment important d’évoquer, encore et toujours, la mémoire de la barbarie, pour lutter contre ses résurgences…

https://www.juedische-allgemeine.de/politik/judenfeindlichkeit-ist-gift-fuer-unsere-gesellschaft/

Par un heureux hasard, j’avais choisi un hébergement tout proche de la « Gerhart Hauptmann Haus », de la Fondation Gerhart Hauptmann à Düsseldorf. Et en arrivant depuis la gare centrale, c’est le visage de Rose qui m’accueillit, comme un signe…

http://www.g-h-h.de/index.php?id=5

Le 12 juillet, en attendant Helmut Braun, j’ai pu tranquillement me plonger dans la superbe exposition consacrée par Helmut Braun aux regards croisés sur Rose Ausländer et sur la poétesse américaine Marianne Moore, entre lettres, images d’archives et textes traduits.

L’exposition s’était ouverte sur une soirée d’introduction lors de laquelle HElmut Braun avait explicité les liens entre les deux poétesses, accompagné par les lectures en anglais de Cornelia Schönwald.

http://www.kulturforum.info/de/startseite-de/1000014-veranstaltungen/vergangene-veranstaltungen/event/1023330-looking-for-a-final-start

Marianne Moore a joué un rôle essentiel lors du changement de style opéré par Rose Ausländer, de nombreux écrits en témoignent et évoquent les textes anglais de notre poétesse, préludes à son retour vers l’écriture en langue allemande après la césure du silence, conséquence de la Shoah.

https://www.amazon.fr/Liebstes-Fr%C3%A4ulein-Moore-Beautiful-Ausl%C3%A4nder/dp/3890863523

Le livre « Liebstes Fräulein Moore /Beautiful Rose », bien plus que le catalogue de cette exposition, riche et dense, dirigé par Helmut Braun, est aussi disponible aux bien nommées éditions Rimbaud :

https://www.rimbaud.de/neuer.html#liebstesfraeuleinmoore

J’ai pu aussi découvrir les locaux de cette intéressante fondation consacrée au rayonnement et à la mémoire de la culture des anciens territoires de l’Est de l’Allemagne, ainsi que des territoires occupés par des Allemands dans l’Europe du Sud, et à toutes les personnes déplacées lors des grandes migrations autour des deux guerres mondiales. La Charte dédiée à ces « Migrants » trône à l’entrée du bâtiment et m’a cruellement rappelé notre actualité… Et sur la façade, le touriste curieux peut admirer un carillon surplombant une belle citation :

„Der alten Heimat zum Gedanken, der neuen Heimat zum Dank“ ( « En hommage à l’ancienne patrie, en remerciement à la nouvelle patrie »). Voici quelques notes de ces cloches des renommées perdues, mais sauvegardées…

Helmut Braun arriva ensuite et ce fut comme si nous nous étions toujours connus, peut-être déjà liés par les écrits de Rose… Il faut dire que Helmut a consacré sa vie à cette poétesse qu’il a connue lorsqu’il était tout jeune écrivain et éditeur, qu’il a ensuite accompagnée jusqu’à la fin avant de ne cesser de diffuser son oeuvre immense…

https://www.aviva-berlin.de/aviva/content_Literatur_Juedisches%20Leben.php?id=1419908

Chaleureux, à l’écoute, très humain et simple malgré ses innombrables casquettes d’auteur, d’éditeur, de conférencier…, il commença par me montrer la salle de conférence Eichendorff, celle-là même où Rose reçut un grand prix littéraire en 1977, prix qu’elle partagera cette année-là avec Reiner Kunze : le prix Andreas Gryphius.

Helmut Braun dans la salle Eichendorff

Puis nous partîmes pour suivre les traces laissées par notre Rose au gré de la ville de Düsseldorf, en premier lieu vers l’ancienne « Pension Cordes », Gustav-Poensgen-Straße, dans laquelle la poétesse posa sa « valise de soie » en 1965.

Cette rue emblématique de Friedrichsstadt, encore aujourd’hui lumineuse et colorée malgré une récente polémique autour de l’installation d’un mur anti-bruit, hébergea donc la poétesse, qui composa ses textes en regardant se balancer la canopée des platanes…

Des mots bien différents de ses poèmes de jeunesse, orphelins des rimes et de l’enfance, ayant traversé l’Holocauste et les années d’exil et sans doute aussi influencés par « la » rencontre avec Paul Celan… En témoigne ce poème dont le titre est aussi celui du recueil rassemblant les œuvres de 1957 à 1963 :

 Die Musik ist zerbrochen

In kalten Nächten wohnen wir

mit Maulwürfen und Igeln

im Bauch der Erde

In heißen Nächten

graben wir uns tiefer

in den Blutstrom des Wassers

Hier sind wir eingeklemmt zwischen Wurzeln

dort zwischen den Zähnen der Haifische

Im Himmel ist es nicht besser

Unstimmigkeiten verstimmen

die Orgel der Luft

die Musik ist zerbrochen

**

La musique est brisée

Dans de froides nuits nous vivons

avec des taupes et des hérissons

dans le ventre de la terre

Dans de froides nuits

nous nous enterrons plus profondément

dans le flux sanglant de l’eau

Ici nous sommes coincés entre des racines

là entre les dents des requins

Au ciel ce n’est pas mieux

des dissonances désaccordent

les orgues de l’air

la musique est brisée

Nous remontons en voiture. Je suis très émue de concrétiser le lien qui me lie à Rose depuis tant d’années en posant mon regard sur ce qui a été sa vie… Direction à présent Oberkassel, l’un des plus quartiers de la cité rhénane, réputé pour les splendides façades des splendides demeures patriciennes dominant les berges du Rhin.

Nous passons sur l’immense pont pour rallier l’autre rive, apercevant la grande roue installée pour la kermesse annuelle qui bat son plein, avant de nous garer non loin de l’église de la Résurrection dont l’image orne le site de la paroisse :

Car c’est dans cette église, située non loin d’un petit logement social loué, mais bien peu occupé par Rose durant les dernières années de sa vie, que notre poétesse donnera plusieurs lectures, grâce à son amitié avec le pasteur Reimar Zeller, théologien et historien de l’art, et avec l’épouse de ce dernier, l’écrivaine Eva Zeller.

https://de.wikipedia.org/wiki/Reimar_Zeller

Le 13 Mai 1971, des poèmes de Rose furent aussi mis à l’honneur en musique dans cette église, puisque le Trio Radio Zürich a, lors de son concert « Konfrontationen- jazz et poésie en parroisse » joué sur ses textes et d’autres poésies de Eva Zeller, Dirk Heinrichs, Peter Jokostra et Ernst Meister, une soirée qui donnera même lieu à un enregistrement publié dans la maison de disque Asso en 1971…

Et c’est Eva Zeller, elle-même poétesse, qui tiendra le discours de « laudatio » pour Rose Ausländer lors de la remise du prix Ida Dehmel en 1977.

https://de.wikipedia.org/wiki/Eva_Zeller

En 1972, Rose était déjà confrontée à différents soucis de santé, et reçut un agrément pour s’installer dans un logement social dans la Mönchenwerther Straße, traversant donc le Rhin pour venir vivre dans un modeste immeuble de briques rouges.

Mais en en fait, elle n’habitera pas vraiment dans cet appartement : très peu de temps après avoir investi ce nouveau lieu de vie, elle fera une chute et, privée de toute autonomie après cet accident, se verra proposer une chambre dans la Nelly-Sachs-Haus, la maison de retraite de la communauté juive de Düsseldorf, juste à l’orée de son cher Nordpark, à nouveau sur la rive droite du Rhin…

De 1972 à sa mort, en 1988, Rose demeurera donc en ce lieu assez spécifique, puisque d’une part magnifiquement situé, et d’autre part empreint d’une réelle philosophie de vie, comme en témoigne ce bel article que je vous invite à lire.

https://journals.openedition.org/tsafon/409?lang=fr#text

Certes, suite à des transformations, la chambre dans laquelle Rose séjourna, grabataire mais toujours active en écriture, n’existe plus, mais un petit salon porte encore son nom, et j’ai eu plaisir à marcher sous les frondaisons des arbres du Nordpark qu’elle affectionnait tant…

https://www.deutschelyrik.de/manchmal-spricht-ein-baum.html

Helmut et moi prendrons un café dans le parc, après avoir arpenté les allées et respiré le parfum des roses. Il me raconte encore comment Rose, après avoir passé quelques années en profitant encore de promenades au sein du parc, décidera un jour de son plein gré de ne plus quitter son lit, sachant que somme toute elle pouvait malgré tout continuer à y écrire… Et c’est depuis ce lit qu’elle dictera certains textes au jeune écrivain et déjà éditeur Helmut Braun, avec lequel elle nouera une relation quasi maternelle et très fusionnelle, unique. Tous les vendredis, à 18 h 45, il avait la chance de pénétrer ainsi dans le petit appartement dans lequel Rose bénéficiait même des soins d’une infirmière privée, et, au milieu des manuscrits, des livres, la poétesse lui livrait des textes de plus en plus aboutis. C’est ainsi que Helmut deviendra le dépositaire du Fonds Ausländer.

https://www.aerzteblatt.de/archiv/205305/Literarische-Orte-Zimmer-mit-Parkblick

Ce poème décrit parfaitement l’univers à la fois si réduit et si immense dans lequel Rose va vivre les dernières années de sa vie, son lit un navire proustien, sa mémoire immense et sa créativité totalement libérée malgré les entraves de la corporéité ; je vous le livre avec cette jolie traduction en espagnol…

Im Zimmer

Das Zimmer behütet mich

da ich es hüten muss

Kommt stückweis die Welt

an mein Fenster

Pappeln Sperlinge Wolken

Briefe von alten und fremden Freunden

besuchen mich täglich

Die Zeit

ein Gespräch

Wirklichkeit

sagst du

ich sage

Traum.

**

En la habitación

La habitación me da resguardo

al tener yo que guardarla

Llega a pedacitos el mundo

a mi ventana

álamos pardales nubes

cartas de viejos y desconocidos amigos

vienen de visita cada día

El tiempo

una conversación

realidad

dices tú

yo digo

sueño.

http://www.tierradenadie.de/archivo/literatura/roseauslaender/rosegedichte.htm

Depuis plusieurs années, Helmut Braun et la Société Rose Ausländer se battent pour qu’une partie du Nordpark prenne le nom de « Jardin Rose Ausländer », et je partage cette envie, tant l’on y sent encore sa présence palpable, entre les arbres et les allées tant évoqués au fil des poèmes… En effet, c’est lors de l’anniversaire des dix ans de sa disparition, le 3 janvier 2008, qu’Helmut formula cette demande au Schauspielhaus de Düsseldorf…

„Um dem Erinnern an Rose Ausländer in Düsseldorf einen Ort zu geben, wünschen wir uns, dass ein Teil des Nordparks gegenüber dem Nelly-Sachs-Haus, den Rose Ausländer sehr geliebt hat und in zahlreichen ihrer Gedichte thematisiert, ihr zu Ehren « Rose-Ausländer-Garten » getauft wird. Dieser Wunsch, den Helmut Braun am Ende der Lesung zum 20. Todestag im Schauspielhaus am 3. Januar 2008 formuliert hat, fand beim Publikum viel Beifall und wir hoffen, auch weiterhin auf Ihre Unterstützung zählen zu können.“

(à lire sur la page d’accueil de la Rose Ausländer Gesellschaft :

http://www.roseauslaender-gesellschaft.de/)

Cet article de 2008 donne un bel aperçu de la soirée d’hommage et relate déjà cette demande :

https://www.wz.de/nrw/duesseldorf/kultur/lesung-ein-garten-fuer-rose-auslaender_aid-31397319

C’est un peu plus loin, dans le Nordfriedhof, que repose Rose.

J’aime infiniment les cimetières allemands, et celui-là ne déroge pas à la règle : paisible, ombragé par d’immenses arbres, on peut y flâner comme dans une forêt… Rose est morte le 3 janvier, le jour de mon anniversaire, en 1988… Elle repose parmi d’autres tombes juives, et je vais déposer un petit caillou sur la pierre tombale, la matzevah, selon la tradition hébraïque. Le caillou provient du Waldfriedhof de Duisbourg, dans lequel est enterré mon grand-père allemand… En accomplissant ce geste hautement symbolique au regard de mon histoire personnelle et de mon lien avec le judaïsme, j’ai l’impression qu’une boucle est bouclée…

Helmut dépose un bouquet sur la tombe, de la part du neveu de Rose, qui vit aux USA. Il me raconte aussi l’anecdote liée à l’étrange inscription en hébreu, presqu’effacée, au-dessus du nom de la poétesse. Rose Ausländer a toujours entretenu un lien bien particulier avec le judaïsme, et, lors de sa disparition, son frère avait été choqué de voir que le Rabbin avait insisté pour que figure le nom de leur père sur sa tombe, selon la tradition ashkénaze ; il a ensuite tout bonnement repeint l’inscription… pour la rendre quasiment illisible… !

-je vous renvoie modestement à mon mémoire de DEA si vous souhaitez en savoir plus sur ce thème…

http://www.sabineaussenac.com/cv/portfolios/document_rose-auslander-une-poetesse-juive-en-sursis-d-esperance

Toujours sur le site de la Société Rose Ausländer, j’avais pu lire qu’une rue lui serait dédiée dès septembre 2019…

 „September 2019

Düsseldorf, Enthüllung des Straßenschildes „Rose Ausländer-Straße » im Stadtbezirk Derendorf im Bereich der neuen Fachhochschule. Gemeinsame Veranstaltung der Rose Ausländer-Gesellschaft e.V., der Jüdischen Gemeinde Düsseldorf, des Kulturamtes und des Bezirksamtes Derendorf u.a. (Zusätzliche Informationen folgen)“

Et c’est vers cette rue tout juste asphaltée du district de Derendorf, sise en plein terrain vague et en cours de construction, que me mènera encore Helmut en fin de journée. La plaque n’est pas encore là, mais la rue existe donc bel et bien, terra incognita, un peu à l’image de cette poésie si vaste et bouleversante qui m’habite depuis 1995… Au bout de la mince bande goudronnée se dresse la silhouette apparemment inoffensive d’un bâtiment de briques brunâtres ; il s’agit de l’ancien abattoir de la Rather Straße, de sinistre mémoire, puisque plus de 6000 juifs y furent, entre octobre 1941 et janvier 1945, parqués, avant d’être envoyés vers des ghettos ( comme celui de Riga ou de Minsk) et vers les camps de Theresienstadt et Auschwitz…

„Nutzung des Schlacht- und Viehhofs während des Nationalsozialismus

Während der Zeit des Nationalsozialismus wurden Juden auf dem Weg in die Deportation im Düsseldorfer Schlachthof festgehalten und vom nahe gelegenen Güterbahnhof aus weitertransportiert. Der normale Schlachthof-Betrieb lief weiter.Der Schlacht- und Viehhof diente nicht nur für Düsseldorfer Juden, die deportiert werden sollten, als Sammelplatz, sondern auch für Juden aus dem gesamten Regierungsbezirk Düsseldorf, also dem Einzugsbereich der Staatspolizeileitstelle Düsseldorf. Die Deportationen von Derendorf aus fanden zwischen dem 26./27. Oktober 1941 und Januar 1945 statt. Es wurden mindestens 6.000 jüdische Bürger aus der ganzen Region von Düsseldorf aus deportiert, so etwa in die Ghettos von Lodz/Litzmannstadt, Minsik, Riga und Izbica bei Lublin sowie nach Theresienstadt und in das Vernichtungslager Auschwitz-Birkenau. Einen ausführlichen Bericht über eine Deportation verfasste der Schutzpolizist Paul Salitter“

https://de.wikipedia.org/wiki/Schlacht-_und_Viehhof_D%C3%BCsseldorf#Erinnerungsort_Alter_Schlachthof

L’abattoir fut encore en fonction jusqu’en 2002, avant que la plus grande partie du lieu et des bâtiments ne soient dédiés à la construction du nouveau campus de la HSD, la « Hochschule de Düsseldorf », et que seule une partie des anciens abattoirs soit transformée en lieu de mémoire.

La rue Rose Ausländer aura donc toute sa place ici, entre remémoration de la Shoah et culture…

C’est justement un joli bain culturel qui va clore cette journée intense en émotions et découvertes : de retour à la maison Gerhart Hautmann, je vais avoir le privilège d’assister au « Finissage » de l’exposition, qui s’ouvrira avec un beau discours prononcé par Helmut Braun, avant se de se terminer en apothéose avec la chanteuse et comédienne Gesine Heinrich, qui a mis en musique les poèmes anglais de Rose. Sa voix profonde et ses mélodies percutantes ou sensibles s’allient à la perfection avec les pleins et les déliés ausländeriens.

Voilà… La journée touche à sa fin et j’ai l’impression que Rose a partagé beaucoup de choses avec moi, avec vous… Et pourtant, il y a encore tant à dire…

https://www.lyrikline.org/de/gedichte/es-bleibt-noch-553

„…ja

es bleibt noch

viel zu sagen“

PS: Quelques jours plus tard, je découvrirai avec bonheur une belle initiative de la communauté juive de Düsseldorf, au gré d’un article de la Jüdische Allgemeine:

https://www.juedische-allgemeine.de/unsere-woche/das-gute-wird-gewinnen/

Et je retrouverai Herbert Rubinstein, dont je vous ai déjà parlé dans l’article au sujet de Jan Rohlfing; en effet, ce rescapé de la Shoah était venu en fin d’année scolaire parler à des élèves d’un lycée de Düsselorf du projet de la S.A.B.R.A, (Servicestelle für Antidiskriminierungsarbeit – Beratung bei Rassismus und Antisemitismus ),( la cellule dédiée à la lutte contre les discriminations et au conseil autour du racisme et de l’antisémitisme de la communauté juive locale), projet consistant à éveiller les consciences des plus jeunes sur la thématique de l’Holocauste, en Ukraine et ailleurs, au moyen de différents ateliers.

Différentes initiatives ont été présentées à cette occasion, dont une BD autour du Journal d’Anne Franck, traduite en ukrainien, un mémory autour de symboles juifs, un roman graphique relatant la vie de cinq enfants juifs durant la Shoah, et un film autour de la vie d’Herbert Rubinstein… Ce projet est soutenu par les autorités politiques, et je me réjouis de voir que des voix, inalssablement, s’élèvent contre l’oubli.

Bon anniversaire, Anne Frank !

« Je réalise à l’instant que le courage et la joie sont deux facteurs vitaux.»

https://www.annefrank.org/en/anne-frank/who-was-anne-frank/qui-etait-anne-frank/

Tu as été mon premier livre « d’adulte »… Je devais avoir moins de 10 ans, mais déjà un accès illimité à l’immense bibliothèque parentale, dans le bureau de mon père, celle des livres de poche…

Est-ce la photo qui m’attira, avec ce quadrillage de cahier d’écolière ? Dès les premières minutes de lecture, je ne t’ai plus quittée… Aujourd’hui, petite Anne, tu aurais eu 90 ans, en ce 12 juin 2019. Tu serais sans aucun doute devenue une vieille dame malicieuse et délicieuse, résiliente et engagée. Je ne pouvais que te rendre hommage, et t’associer à mon projet de roman autour de Rose Ausländer, elle aussi victime de la Shoah.

« Les gens libres ne pourraient jamais concevoir ce que les livres représentent pour les gens cachés. Des livres, encore des livres, et la radio – c’est toute notre distraction. »

Car tu as bien été, Anne, ma marraine en écriture. Certes, depuis ma toute première lecture seule de « Suzy sur la glace » et cette rédaction où, vers 7 ans, je déclarai déjà vouloir écrire comme Andersen dont j’adorais les contes, je savais que les mots guideraient mes chemins. Mais en découvrant ta plume alerte et profonde, sombre et lumineuse, ta plume d’enfant et d’adolescente rêveuse et rebelle, je compris que je pourrais, moi non plus, jamais me taire face aux bouleversements du monde et aux injustices de la vie.

Ton journal, Anne, m’a donc ouverte à la fois à l’écriture et à la césure de la Shoah. Et lorsque, quelques années plus tard, mon grand-père allemand, qui avait fait, dans la Wehrmacht, la campagne de Russie, m’a tendu « Exodus », le livre de Leon Uris, en allemand, que j’ai là aussi dévoré d’un trait, à 13 ans, j’ai su que ma vie durant je porterais cet héritage, semelles de plomb lestant la légèreté de mon bilinguisme et de ma double culture franco-allemande dont je suis si fière…

La rencontre, toute vie est rencontre, et te rencontrer, Anne, a donné sens et impulsion à ma vie. Longtemps, d’ailleurs, tu as été « ma seule amie »… Un peu différente, très solitaire, plus âgée que mes frères et sœur et engoncée dans un corps trop lourd, j’étais aussi souvent la risée de mes camarades, car vêtue parfois de tenues traditionnelles allemandes ou encombrée d’un goûter au pain noir, bien étrange collation face aux viennoiseries françaises… Combien de fois m’a-t-on, dans la cour de joyeuse de ma chère école publique Colonel Teyssier, à Albi, donné du « Hitler » et du « Bouboule », les deux insultes se confondant en un harcèlement quotidien et lassant… 

Mais qu’étaient ces moqueries face à ce que tu avais, toi, Anne, vécu, cachée dans cette Annexe de longues années durant, livrée à tes peurs, à la faim, à la solitude ?

« A partir de mai 1940, c’en était fini du bon temps, d’abord la guerre, la capitulation, l’entrée des Allemands, et nos misères, à nous les juifs, ont commencé. Les lois antijuives se sont succédé sans interruption et notre liberté de mouvement fut de plus en plus restreinte. Les juifs doivent porter l’étoile jaune ; les juifs doivent rendre leurs vélos, les juifs n’ont pas le droit de prendre le tram ; les juifs n’ont pas le droit de circuler en autobus, ni même dans une voiture particulière ; les juifs ne peuvent faire leurs courses que de trois heures à cinq heures, les juifs ne peuvent aller que chez un coiffeur juif ; les juifs n’ont pas le droit de sortir dans la rue de huit heures du soir à six heures du matin ; les juifs n’ont pas le droit de fréquenter les théâtres, les cinémas et autres lieux de divertissement ; les juifs n’ont pas le droit d’aller à la piscine, ou de jouer au tennis, au hockey ou à d’autres sports ; les juifs n’ont pas le droit de faire de l’aviron ; les juifs ne peuvent pratiquer aucune sorte de sport en public. Les juifs n’ont plus le droit de se tenir dans un jardin chez eux ou chez des amis après huit heures du soir ; les juifs n’ont pas le droit d’entrer chez des chrétiens ; les juifs doivent fréquenter des écoles juives, et ainsi de suite, voilà comment nous vivotions et il nous était interdit de faire ceci ou de faire cela. »

Et encore, là, Anne, tu parlais du passé, lorsque tu n’étais pas encore recluse dans l’Annexe…

J’avais presque honte de mes propres souffrances, et j’ai très tôt commencé, moi aussi, un journal, qui t’était adressé… Et, surtout, je t’ai lue, relue, en tous sens, laissant ton cahier ouvert sur ma table de chevet, sur mon bureau… Tu m’as accompagnée, ma vie durant.

« J’ai envie d’écrire et bien plus encore de dire vraiment ce que j’ai sur le cœur une bonne fois pour toutes à propos d’un tas de choses. Le papier a plus de patience que les gens. »

Tu m’a appris le courage. Celui de faire face à l’innommable, à la barbarie, de ne jamais céder aux pressions, de toujours savoir dire non. Tu t’es, très jeune, battue contre une mère que tu pensais non aimante, puis contre les règles terrifiantes qui régnaient dans le microcosme de votre cachette. J’ai tenté, moi aussi, de m’élever contre les tyrannies, familiales parfois, professionnelles souvent, sociétales toujours, et d’apprendre à mes enfants et à mes élèves ce devoir d’insolence.

« Je ne veux pas, comme la plupart des gens, avoir vécu pour rien. Je veux être utile ou agréable aux gens qui vivent autour de moi et qui ne me connaissent pourtant pas, je veux continuer à vivre, même après ma mort ! Et c’est pourquoi je suis si reconnaissante à Dieu de m’avoir donné à la naissance une possibilité de me développer et d’écrire, et donc d’exprimer tout ce qu’il y a en moi ! En écrivant je peux tout consigner, mes pensées, mes idéaux et les fruits de mon imagination. »

Tu m’a offert l’obstination. Celle qui t’a permis de résister à ces années de plomb, qui t’a donné cette force incroyable de ne pas plier devant l’adversité, lorsque tu savais lever les yeux pour apercevoir un pan de ciel bleu au milieu de ces noirceurs. C’est à toi que j’ai pensé lors des interminables années de mon divorce et de mon enfer social, ou en repassant un grand nombre de fois l’agrégation. Tu n’aurais pas, toi non plus, baissé les bras.

« Une fois, je descendis toute seule pour regarder par la fenêtre du Bureau privé et celle de la cuisine. Beaucoup de gens trouvent la nature belle, beaucoup passent parfois la nuit à la belle étoile, ceux des prisons et des hôpitaux attendent le jour où ils pourront à nouveau jouir du grand air mais il y en a peu qui soient comme nous cloîtrés et isolés avec leur nostalgie de ce qui est accessible aux pauvres comme aux riches.

Regarder le ciel, les nuages, la lune et les étoiles m’apaise et me rend l’espoir, ce n’est vraiment pas de l’imagination. C’est un remède bien meilleur que la valériane et le bromure. La nature me rend humble, et me prépare à supporter tous les coups avec courage. »

Tu m’as légué l’espérance. Cette faculté si précieuse de ne pas se laisser démonter par les coups du sort, cette capacité que tu avais de penser que la guerre se terminerait et que tu redeviendrais un jour la jeune fille insouciante qui pensait aux garçons et au cinéma. C’est de toi que je tiens cette force et cet amour de la vie qui, au plus profond de mes tourments, m’a permis de toujours me lever avec la joie de vivre chevillée au corps et avec cette absolue persuasion que les hommes peuvent être bons et vivre ensemble malgré mille différences. 

« Je crois malgré tout que dans le fond de leur cœur, les hommes ne sont pas méchants.»

Tu m’a guidée ainsi en allégresse. Toi, petite Anne, prisonnière d’un destin implacable, morte dans les atroces tourments des Camps d’extermination à quelques semaines de l’arrivée des Alliés, tu as été, pourtant, ma lumière. Car ta voix, si puissante, si enjouée, si guillerette malgré les certitudes de la barbarie, m’a insufflé ce goût des mots et de la vie.

« Faire du vélo, aller danser, pouvoir siffler, regarder le monde, me sentir jeune et libre : j’ai soif et faim de tout ça et il me faut tout faire pour m’en cacher ».

Je t’en remercie.

« C’est un vrai miracle que je n’ai pas abandonné tous mes espoirs, car ils semblent absurdes et irréalisables. Néanmoins, je les garde car je crois encore à la bonté innée des hommes. Il m’est absolument impossible de tout construire sur une base de mort, de misère et de confusion, je vois comment le monde se transforme lentement en un désert, j’entends plus fort le grondement du tonnerre qui approche et qui nous tuera, nous aussi, je ressens la souffrance de millions de personnes et pourtant, quand je regarde le ciel, je pense que tout finira par s’arranger, que cette brutalité aura une fin, que le calme et la paix reviendront régner sur le monde. »

Et c’est naturellement toi qui as porté tous mes engagements autour du « devoir de mémoire », avec l’assurance que je me devais d’être une « passeuse », une « veilleuse », malgré les moqueries parfois (« toi, encore avec tes juifs…t’en as pas marre, à force, de la Shoah ? » ), malgré la lassitude souvent, comme après les attentats de Toulouse et la mort d’enfants juifs, encore et toujours, au cœur de la ville rose, en 2012, car toujours nous devrons rester debout, nous, les « survivants » de la génération d’après, ayant encore entendu la voix de ceux qui sont revenus des Camps, afin de transmettre le flambeau de l’Indicible.

Tu as été une petite fille heureuse, une adolescente cloîtrée mais combative, puis tu es devenue une étoile, une icône, un modèle. Tu incarnes encore aujourd’hui le destin des millions d’enfants broyés par le génocide, et ta joie de vivre a été celle de toutes les petites filles emportées dans des trains, depuis le Vel d’Hiv jusqu’en Pologne, depuis toutes les rafles sévissant dans notre Europe dévastée et soudain privées de leur destinée, de leur allégresse, de leur vie. Tu incarnes aussi, à mes yeux, le destin de toutes les victimes de toutes les guerres, tu pourrais écrire ton journal dans les ruines d’Alep ou depuis un sombre équipage empli de Migrants…

C’est pourquoi je te confie, petite Anne, le destin de «notre Rose », puisque j’ai toujours ce philosémitisme et l’amour des mots chevillés au corps et que je souhaite raconter l’histoire d’une autre passeuse de mots, la poétesse Rose Ausländer… Tout est lié, dans la ronde des destins brisés et des mots perdus, puis retrouvés, car je souhaite faire connaître l’extraordinaire talent de Rose à un vaste public, pensant plus que jamais que la poésie peut sauver le monde.

« Il est absolument impossible de construire sur une base de mort, de misère et de confusion. »

Gemeinsam, ensemble…

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Rose et son frère Max Scherzer à Paris, en 1939

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Rose et moi en sommes touchées!!


« Gemeinsam », « Ensemble »

Vergesset nicht
Freunde
wir reisen gemeinsam

besteigen Berge
pflücken Himbeeren
lassen uns tragen
von den vier Winden

Vergesset nicht
es ist unsre
gemeinsame Welt
die ungeteilte
ach die geteilte

die uns aufblühen läßt
die uns vernichtet
diese zerrissene
ungeteilte Erde
auf der wir
gemeinsam reisen

N’oubliez pas
amis
nous voyageons ensemble

gravissons les montagnes
cueillons des framboises
nous laissons porter
par les quatre vents

N’oubliez pas
c’est notre
terre commune
l’indivisible
ah si divisée

qui nous fait fleurir
qui nous détruit
cette terre déchirée
indivisible
sur laquelle nous
voyageons ensemble

D’un brûlant sommeil…

« Aus einem heißen Schlaf

bin ich erwacht »

(“D’un brûlant sommeil

me suis éveillée”)

Que dirais-tu, petite Rose, si tu t’éveillais en ce beau mois de juin de l’an 2019?  Peut-être vaut-il mieux que tu sois partie en ce trois janvier 1988 -le jour de mon anniversaire…

Car que dirais-tu, toi qui avais vécu le ghetto, la Shoah, l’exil, en voyant ces portraits de rescapés de l’Holocauste vandalisés encore et encore à Vienne, tailladés au couteau, recouverts de croix gammées trois fois déjà ? Jusqu’à devoir être veillés par des groupes de jeunes chargés de leur protection, dont un groupe de musulmans, superbe geste de partage…

https://www.parismatch.com/Actu/International/Des-portraits-de-rescapes-de-l-Holocauste-vandalises-a-Vienne-1626766

Que dirais-tu, Rose, en voyant ces attaques récentes contre des synagogues, qui d’ailleurs s’inscrivent en miroir des attaques contre des mosquées et des églises, comme si les croyants du monde entier se faisaient soudain la proie de fanatiques… ?

https://www.francetvinfo.fr/monde/usa/ce-qu-il-faut-savoir-de-l-attaque-d-une-synagogue-californienne-lors-de-la-paque-juive_3418931.html

« Im Umkreis

            meiner Liebe

            zum All

            bete ich

             Ich gehe auf

             und unter

             im Gebet . »

            (“ Entourée

            de mon amour

            pour l’Infini

            je prie

            Je m’élève

            et m’évanouis

            dans la prière.”)

Sans doute serais-tu horrifiée aussi devant la recrudescence d’actes antisémites en Allemagne… Cette Allemagne où tu avais pourtant choisi de vivre après la guerre et après ton exil américain… « Deutschland trägt Kippa », « l’Allemagne porte une kippa » : voilà l’appel que le gouvernement allemand a lancé aux citoyens du pays en ce samedi 1er juin en signe de solidarité avec la communauté juive, régulièrement visée par des attaques antisémites. On pouvait même découper une kippa dans le célèbre quotidien « Bild »…

La France n’est pas en reste… Quelle nausée, après le score aux élections européennes, en voyant le score de l’extrême-droite, et quelle abomination que de voir, depuis des années, les actes antisémites se multiplier dans l’Hexagone… Des portraits souillés de notre merveilleuse Simone Veil aux vieilles dames torturées et défenestrées, des enfants juifs tués à bout portant à Toulouse aux stèles vandalisées des cimetières, la peste brune est bien présente en France…

« Sie kamen

            mit scharfen Fahnen und Pistolen

            schossen alle Sterne und den Mond ab

            damit kein Licht uns bliebe

            damit kein Licht uns liebe

            Da begruben wir die Sonne

            Es war eine unendliche Sonnenfinsternis”

            (« Ils vinrent

            avec des drapeaux aiguisés et des pistolets

            exécutant toutes les étoiles et la lune

            afin qu’aucune lumière ne nous demeure

            afin qu’aucune lumière d’amour ne nous abreuve

            Alors nous fîmes sépulture au soleil

            Son éclipse devint éternité »)

Plus que jamais, il importe de rester debout, de dire non et de résister. Afin que l’éclipse de la Shoah jamais ne se reproduise.

Bon anniversaire, Rose!

La maison natale de Rose Ausländer à Czernowitz

https://www.swr.de/swr2/programm/sendungen/am-samstagnachmittag/gedichte-und-ihre-geschichte-ein-tag-im-exil-von-rose-auslaender/-/id=10710046/did=23987702/nid=10710046/1wcaewh/index.html

Die Familie 1905
La petite Rose, née Rosalie Scherzer, entre ses parents

Rose Ausländer est née le 11 mai 1901 en Bucovine, la patrie d’un autre grand poète juif de langue allemande, Paul Celan. Hasard ou coincidence, c’est aujourd’hui, le 11 mai 2019, que je commence ce blog autour de mon projet d’écriture et de voyage sur les traces de Rose…

À l’occasion de cet anniversaire, je poste donc un petit article qui avait été mis en ligne il y a quelques années sur le site du Printemps des Poètes. Et voilà, si les lecteurs souhaitent aller plus loin, le lien vers un mémoire que j’avais consacré à Rose en 2005:

http://www.sabineaussenac.com/cv/portfolios/document_rose-auslander-une-poetesse-juive-en-sursis-d-esperance

C’est un matin de 1995, à la bibliothèque du département d’Études Germaniques de l’université Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand, que je plongeais, par hasard ou par miracle, pour la première fois dans l’œuvre bouleversante de Rose Ausländer.

Le « Phénix de la Bucovine » était alors encore quasiment ignoré du monde universitaire français. Dans une Allemagne encore confrontée à ce « deuil impossible » de l’après-Shoah, la poétesse était essentiellement choyée et reconnue par la presse et le public, symbole de résilience, adulée pour sa survivance à la barbarie et pour son escapisme dans les arcanes d’une langue-refuge, aux accents de plus en plus célaniens. C’est donc bien autour de cette césure fondamentale du génocide et, par conséquent, autour de la problématique de la judaïté, que se noue le rapport passionné de Rose Ausländer et de son public allemand.

Elle est aujourd’hui enfin reconnue comme l’égale d’autres grandes poétesses juives de langue allemande, mais toujours ignorée du grand public français, et c’est dommage…

Lire Rose, c’est tout d’abord être aveuglé par l’empreinte de ce linceul lancinant de la Shoah, décryptant dans le suaire des mots, dans cet ossuaire testimonial, l’itinéraire ce cette « Juive errante qui n’eut qu’un seul espace, celui du verbe. Cependant, au fil de la découverte plus pointue de l’œuvre abondante de cette poétesse atypique, au gré de l’hétérogénéité de cette langue éclatée et polymorphe, allant de la célébration rilkéénne des débuts à l’indicible pneuma caractérisant les dernières productions poétiques, on en vient à comprendre le silence ausländerien, cette insoutenable légèreté de l’essence poétique d’une femme brisée, mais digne, d’une survivante chantant encore le lilas de l’enfance malgré « le lait noir de la mémoire ». C’est justement cet équilibre entre l’être et le néant, cette force de survivance qui sous-tend toute son œuvre : « Ecrire, c’était vivre. C’était survivre. »

L’anamnèse se fait naissance, la mimésis se muant en alliance fertile, comme en témoigne la présence symbolique de la thématique chromatique de l’arc-en-ciel. L’écriture devient pneuma, le verbe se fait vie. Rose Ausländer, poétesse juive en sursis d’espérance, plonge ses racines dans le terreau de la judaïté pour atteindre ces étoiles qui la guident envers et contre toutes les ténèbres.

La poésie devient Table de la Loi pour cette héritière vagabonde d’une Mitteleuropa perdue, pour celle qui, sans attache matérielle ou familiale aucune, ne posa ses valises que d’hôtel en hôtel, puis Mila, rite initiatique et rémanent intégrant l’individu au groupe social, à la tradition et au monde juif. La poésie, circoncision de l’âme, tel un acte d’allégeance qui permet un enracinement dans l’espérance et la confiance :

Ein Lied

erfinden

heißt

geborenwerden

und tapfer singen

von Geburt zu Geburt.

***

Inventer

un poème

signifie

être mis au monde

et courageusement chanter

d’une naissance à l’autre

Rose Ausländer, un jour, oubliera l’allemand. Elle mettra de longues années à recouvrer la vue et la parole, se réfugiant dans un exil linguistique anglais et /ou dans le silence, ne recommençant à fréquenter la langue de Goethe qu’en 1956, après ce deuil impossible de la Bucovine perdue, de la mère disparue, des 55000 juifs sacrifiés du ghetto de Czernowitz. Le souvenir des blasphèmes provoqués par la barbarie humaine taraude sa mémoire en mal de lumière :

Sie kamen

mit scharfen Fahnen und Pistolen

schossen alle Sterne und den Mond ab

damit kein Licht uns bliebe

damit kein Licht uns liebe

Da begruben wir die Sonne

Es war eine unendliche Sonnenfinsternis

***

Ils vinrent

avec des drapeaux aiguisés et des pistolets

exécutant toutes les étoiles et la lune

afin qu’aucune lumière ne nous demeure

afin qu’aucune lumière d’amour ne nous abreuve

Alors nous fîmes sépulture au soleil

Son éclipse devint éternité

Éternité d’une langue morte, de cette langue brune qui donnait l’ordre de mort, qui soudain ne pouvait plus exprimer les lilas de l’enfance ni les méandres du Pruth se confondant avec les circonvolutions de la Morariusgasse natale, éternité d’une rupture définitive entre l’être stellaire de la poétesse et le néant de la Shoah. La poétesse énucléée, mise au ban de toute vie, prononce vœu de silence et s’enferme dans un Carmel littéraire doloriste, incapable, de longues années durant, de jouer un autre rôle que celui de la petite fiancée de l’Amérique.

Pourtant, elle reviendra à la langue allemande, vers cette Ithaque retrouvée et délivrée. En plongeant au cœur même de la tourmente, en travaillant sur cette écriture qui la porte, en se colletant avec celle qui lui était devenue étrangère, elle dépassera l’orthorexie des écrits testimoniaux dédiés à l’holocauste pour atteindre l’humain, tout en transcendant les encorbellements parnassiens de sa jeunesse. Fidèle à son peuple à travers les liens vernaculaires qui l’unissent à son histoire, elle saura remodeler les mots, terre glaise d’une aube nouvelle dessinée à l’aulne de sa langue-souffle, inspirée par les césures célaniennes. Elle écrit « comme elle respire », avec la facilité d’une enfant chantonnant au soleil et la grâce d’une adolescente amoureuse, avec la majesté d’une femme libre et digne, grabataire décennale ne se départissant jamais de son humour. La vieille dame dialysée, qui produira l’ultime et magnifique recueil « Je compte les étoiles de mes mots, aimait à se moquer de la « poétesse aux perfusions ».

Ce sont là les trois accords de la valse ausländerienne, celle qui retentira entre la Mitteleuropa perdue et New York, de la Bucovine de l’enfance à Düsseldorf, avec ce rythme ternaire de louange, de doute et de résilience.

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Rose Ausländer, en 1922, avec son futur mari Ignaz Ausländer, aux Etats- Unis…

Schné Ensemble: « Schweigen II – Ich war ein Vogel » Lyrics by Rose Ausländer Music by Ingo Höricht Schné: Gesang Mariska Nijhof: Akkordeon und Gesang Matthias Schinkopf: Percussion Ingo Höricht: Gitarre Michael Berger: Piano David Jehn: Kontrabass StudioHire Tonstudio, Ottersberg Kamera 1: Jan Richter Kamera 2: Jasper Rother Kamera 3: Jannick Mayntz Audio Aufnahme und Mischung: Christian Mayntz Regie und Schnitt: Jannick Mayntz http://www.schne-ensemble.de

https://fr.wikipedia.org/wiki/Rose_Ausl%C3%A4nder